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Roger Hanin et les anonymes de l'Algérie plurielle

par Ahmed Farrah

Souvent l'unanimisme s'apparente à de l'hypocrisie, de l'opportunisme, du clientélisme ou à la contrainte et à l'asservissement de ceux qui le font. Certaines personnes ne partagent pas les idées ou les opinions des autres, et c'est tout à fait naturel, l'exprimer courtoisement ne devrait déranger aucun. Si le monde est monde, c'est parce qu'il est fait de tout et de son contraire, sinon la vie n'y serait qu'une monotonie involutive et décadente, les êtres : des clones à l'infini, leurs figurines se reflèteraient en continuité dans des miroirs, la même image, la même ombre et la même silhouette. Les uns se verraient dans les autres : mon moi, c'est ton moi, il n'y aura plus l'autre que dans moi. C'est terrible comme vie, c'est la sélection de l'unique par l'unique : pensée unique, mœurs uniques et vie communautariste en autarcie, isolante, plate et mortelle.

Le monde deviendrait sans couleurs, et la vie sans odeurs. Occulter la réalité, travestir l'histoire, la tronquer, la pervertir et la confisquer, ne mène nulle part ceux qui bercent, infantilisent et bernent leurs semblables. D'autres, et sont légion, croient ou pensent et avèrent que l'histoire de l'Algérie a commencé seulement avec l'avènement des conquêtes musulmanes et pour d'autres encore, elle n'est que la fille naturelle de la Toussaint. Avant le Big Bang, c'était le vide sidéral cosmique, pas de trace de faune, ni de flore, la géographie n'existait pas encore pour eux et l'Homo-algérianus n'était qu'une légende et un mythe des anciens. Il est intellectuellement malhonnête de soustraire du temps au temps et de gommer la diversité et la richesse culturelle de la personnalité algérienne.

Les fondements socioculturels intrinsèques qui font la particularité de tout peuple, est un héritage, transmis des populations séculaires, les aïeuls, et s'accumule continuellement en strates sédimentaires empilées chronologiquement, les unes sur les autres, et s'affinent dans une lithographie paléontologique spécifique. A chaque nouvelle période de l'histoire la créativité et l'innovation, induites par des générations d'hommes, à la recherche de la satisfaction de leurs besoins vitaux, de leur sécurité et de l'amélioration du confort de leur vie quotidienne, apparaissent des modes de vie nouveaux, des pratiques nouvelles et des croyances nouvelles. Ce progrès enrichit le patrimoine matériel et immatériel d'un peuple, diffusé d'une génération à l'autre et est régénéré indéfiniment, pour procurer et créer le sentiment d'une identité commune aux individus qui le composent.

Depuis la nuit des temps, des peuples se sont succédé sur cette terre d'Algérie : les Phéniciens, les Carthaginois, les Romains, les Vandales, les Arabes, les Ottomans, les Espagnols et les Français ont tous apporté des croyances et des cultures différentes: païenne, juive, orthodoxe, catholique, chiite, ibadite et malékite aujourd'hui, ont imprégné et modelé la mémoire collective du peuple algérien. Cette semaine, Roger Hanin a regagné sa terre natale, qu'il chérissait plus que toutes autres, il avait émis le vœu d'y être enterré et de reposer éternellement dans son sol. Il fit son choix, c'est l'Algérie de son enfance, pas la France sa terre d'accueil, ni Israël la sioniste qui le déshonorait. Il a donné à son pays la preuve de son amour sincère, réel et gros comme son cœur, d'humaniste charitable.

Cet évènement imprévu est venu rappeler la pluralité omise de l'Algérie pour corriger le regard que porte la société sur son histoire. La plupart des juifs et des chrétiens d'Algérie n'étaient pas tous des colons. Beaucoup de juifs d'Algérie étaient Amazighs et arabophones descendants de la Kahina et se confondaient bien à cette terre millénaire, avec leurs burnous et leurs chéchias et leurs noms à résonance arabe; d'autres d'origine andalouse chassés par les inquisitions chrétiennes y ont trouvé refuge il y a plusieurs siècles déjà, ramenant avec eux la musique de Zeriab depuis Grenade et Cordoue. Comme la majorité de chrétiens, les Espagnols, les Italiens, les Maltais, les Portugais, etc. tiennent leur présence en Algérie à leur déportation, subie et combien même douloureuse pour eux les bannis, par la France coloniale dans le but de son expansion de peuplement, du remplacement de l'indigène autochtone.

Au lendemain du recouvrement de la souveraineté par les Algériens de leur terre, spoliée et confisquée pendant 132 ans, un nombre considérable de juifs et de chrétiens, devenus plus tard les pieds-noirs, se sont sentis déracinés et arrachés à la terre d'Algérie qu'ils ont quittée, les cœurs serrés et les larmes sans joie, contraints par les sanguinaires de l'OAS qui ont prôné la terre brûlée et le chaos désastreux pour faire avorter l'État embryonnaire algérien. Ceux qui l'ont quittée, les uns ont nourri et nourrissent encore des ressentiments, ont tourné définitivement la page de leur passé algérien non sans peine, d'autres plus nostalgiques ont gardé des liens, viennent parfois sur les lieux de leur enfance, font des visites pour se recueillir sur les tombes de leurs parents et rencontrer les amis qu'ils n'ont jamais oubliés (Un jour, lors d'une visite d'un groupe de pieds-noirs de la ville de leur enfance, l'une de ses personnes disait qu'elle se sentait assise sur trois chaises à la fois : elle fête Yom Kippour, Noël et l'Aïd , non sans émotion).

L'effondrement souhaité par les tenants de l'Algérie française n'avait pas eu lieu, grâce au sens patriotique et à la volonté des Algériens, aidés par ceux qui ne se sont pas résignés aux ordres de l'OAS. Ceux-là ont fait le serrement de rester en Algérie et devenir Algériens ou de la servir comme ils l'étaient. Ils sont restés pour accompagner la nouvelle Algérie indépendante, dans sa nouvelle destinée, ils étaient enseignants, médecins, pharmaciens, techniciens, libraires, administratifs, etc. ils ont comblé les classes vides des écoles, le désert médical, etc. Même pendant les moments les plus difficiles qu'a vécus le pays, ceux qui étaient ou sont encore de ce monde n'avaient pas songé un instant de fuir leurs racines, ils ont fait le serment de mourir sur la terre qui les a vus naître.

Roger Hanin a levé le voile sur les centaines de chrétiens et les dizaines de juifs d'Algérie qui ont fait le choix d'être enterrés dans les cimetières chrétiens et juifs des villes et villages d'Algérie. Ces anonymes du grand public étaient aimés et protégés là où ils étaient, à l'image d'une maîtresse de crèche qui s'appelait Me Roubiard et de Mlle Lang une enseignante, toutes deux merveilleuses femmes, qui ont vu grandir des générations d'enfants à qui elles ont donné l'amour de lire et écrire, décédées dans une ville de l'intérieur et enterrées, il n'y a pas si longtemps, dans un petit cimetière chrétien d'un petit village, parmi les leurs, avec l'émotion et la tristesse de leurs amis et voisins musulmans. Tous ces anonymes se sentaient du plus profond de leurs âmes : complètement Algériens, méritent le respect, l'hommage et la reconnaissance que leur doivent les enfants de l'Algérie indépendante, qu'ils ont tant aimée en ayant participé pleinement à son édification et à son accomplissement.