Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

«Compaoré l'incomparable»

par Kamel Daoud

Le génial Dilem l'avait dessiné : un Bouteflika qui parle de la situation au Burkina Faso et qui explique «il ne faut pas Compaoré l'incomparable». Blaise Compaoré, le déchu, après 27 ans de mandats à vie. Le cas du Burkina avait jeté une lumière gênante sur le royaume d'Alger : ici chez nous, ce n'est pas un Président à vie qui avait été démissionné, mais un peuple. C'est le peuple, nom héroïque en temps de guerre, qui avait été cerné, hué, poussé, dégagé puis démissionné de son rôle de peuple. Il en reste nous, éparpillés sur les parapets de nos divisions, hirondelles plombées après les youyous de l'indépendance. Pourquoi en parler ? Parce que l'Algérie devient un cas d'étonnement et d'études. C'est à la fois un exemple et un contre-exemple. Pour le général égyptien par exemple, l'Algérie est un exemple : l'Egypte nous a vendu le panarabisme, les généraux algériens lui ont revendu le manuel de « comment s'en sortir entre menace par la démocratie et menace par les islamistes ». L'Egypte d'Essissi avait rejoué l'épisode de 92 de l'Algérie et avec le même protocole : renversement, interdiction, « terrorisation » et antiterrorisme, lois d'urgence, usage kleenex des élites pour justifier le putsch et recours à l'équation sans solution de « soit la dictature, soit le califat ». La Syrie de Bachar a fait usage de la méthode algérienne aussi : pollution de la demande démocratique par la demande islamiste, elle-même polluée par la présence djihadiste, pour faire finir le tout dans le chaos de la guerre et s'en sortir avec la logique du 11 septembre américain et comme défenseur de la Global-War.

L'Algérie a servi de contre-exemple à Nelson Mandela : comment décoloniser sans se crasher et se libérer sans se faire coloniser par ses propres libérateurs. Comment garder au pays sa diversité sans finir dans la décolonisation par la solution finale et la purification de race et la décapitation des élites. Ceci pour les temps anciens.

L'Algérie a aussi servi de contre-exemple pour Ghannouchi, le Père de l'islamisme tunisien. L'échec des islamistes en 92, leurs myopies, leur « hâte » à prendre le pouvoir sans assises larges, leur imprudence, lui ont servi de leçon. Une barbe ne pousse pas en un seul jour, avait-il conclu. D'où sa théorie de l'attente et du temps à donner au temps, mais aussi sa leçon apprise : la majorité électorale ne sert à rien sans le consensus avec les élites dirigeantes, les détenteurs de capitaux, les élites intellectuelles à séduire. Ghannouchi s'est servi de l'exemple algérien pour lire l'avenir de son mouvement et en corriger les aveuglements et les précipitations.

Le contre-exemple est aussi un exemple aux yeux du néo-pragmatisme occidental : une révolution, c'est beau mais dans les manuels scolaires ou comme souvenirs d'historiens, pas comme actualité. Faire barrage à la demande de démocratisation en isolant les élites, en clientélisant les foules, en distribuant l'argent et en faisant peur, a été une méthode saluée discrètement sous le nom de «la stabilité» par des Etats occidentaux. Voilà comment on fait pour tuer le temps sans tuer les gens, ont-ils pensé, presque admiratifs. L'Algérie est vue comme un exemple du moindre mal dans le monde dit «arabe». Il y vaut mieux une dictature soft qu'une démocratie agitée. Un exemple à suivre donc pour les autres.

Et donc en gros, le pays a servi de manuel pour son putsch en 92, pour sa guerre des années 90, pour sa fausse démocratie des années 2000, pour son mandat à vie de 2014, pour sa «Bataille d'Alger» au milieu du siècle précédent. Et aujourd'hui ? Il sert aux Burkinabés. Nous sommes une étrange singularité politique. Notre histoire est à lire, pas à vivre, parfois.