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La géométrie anti-fataliste !

par Kamal Guerroua

«Les nations naissent dans le cœur des poètes, prospèrent et meurent entre les mains des politiciens» Muhammed Ikbal (1877-1938), philosophe pakistanais

Dans l'esprit des uns le fatalisme est un refuge, dans la pensée des autres il est une meurtrissure, une épidémie, voire un cancer! Quelqu'un de fataliste s'arrête souvent tout près de la margelle d'un puits sans boire, se jette hésitant au bout d'un trou noir comme dans cette fameuse cave de Platon sans aucunement réfléchir à ce qu'il l'attend au-delà de sa bouche, cloisonne ses envies à la racine d'une source d'eau, à la limite de l'éclat d'une lumière et du cercle des étoiles, sans s'y immerger ni s'y fondre, moins encore espérer! Car, il craint la lutte, il a peur de lui-même, de l'inconnu, de l'autre, de sa silhouette, de son destin, de ces trésors qui décorent et enrichissent la terre qu'il regarde en autant de monstres aux aguets, larvés et menaçants! L'alchimie du fataliste est encombrée de faux-semblants! Encombrante aussi. Aveugle, absconse et porteuse des prémices du chaos! Elle fait rudement fureur parce qu'on ne la comprend guère, parce qu'on ne l'assimile jamais, parce qu'on ne la devine que par ses bribes dégoulinant de rhumatisme et d'arthrose, voilant d'un noir d'ébène notre pré carré d'onirisme et d'alcôve! Elle s'appelle marasme et morgue, paysage gris et nature morte, antipathie et hostilité! L'identité de son détenteur se décline sous les initiales de la répulsion et du ressentiment, de la haine et de la violence, du déni et de la réclusion! Bref, l'homme fataliste s'éprouve à la merci de l'ouragan du non-mouvement et se confine, seul et sans appuis, à l'ombre d'une chance d'où il regarde les autres bouger, profiter et s'amuser sous le soleil rayonnant du printemps et, lui, stagné qu'il est dans les incertitudes et les ténèbres hivernales, patauge dans la boue de l'attente, de l'ennui et du recul! Il ne franchit pas le sol de l'imaginaire, là où vibrent les veines, là où l'on sent un autre monde en train de naître dans notre monde, y vivre, y respirer, y rêver, y féconder, être prolifère, avoir une progéniture, une descendance et une postérité! En lisant le texte du colombien Garcia Marquez (1927-2014) «carta de despedida» (lettre d'adieu) où celui-ci, terrassé par la fantôme d'une solitude qui l'habite et d'une mort hypothétique qui quadrille le restant de ses jours, lâche la bonde à ses plus profondes émotions et rêve de démonter dans sa tête l'échafaudage du monde qu'il a vécu alors que ce dernier est tout à fait autre en lui et autour de lui, j'ai pris le pari d'en rêver moi aussi mais dans un tout autre contexte, c'est-à-dire, d'un angle de vue, algérien celui-là, qui ne laisse point de place au rêve, où la sénilité n'est pas due à l'usure physique ni aux séquelles du cycle de l'âge mais résulte d'un gel chronique du temps et d'un état psychique, devenu chez nous, au grand dam de la logique seconde nature, hélas!

Je fais bien évidemment allusion à ces ¾ de jeunes de mon pays terrés dans le caveau du désespoir, qui plus est, ne semblent point s'en départir, préférant la fuite à l'affrontement, le mirage à la réalité, la passivité à la réaction, le spectacle du délitement national qui se joue sous leurs yeux à l'arène du combat et de l'engagement social qui conditionne leur avenir! D'emblée, hanté par un orage de consternation, j'ai décidé d'appeler les miens sans parti-pris ni exclusive à s'impliquer autant qu'ils le pouvaient dans la vie de tous les jours, à s'organiser en comités de quartiers, en ligues citoyennes, en associations culturelles et en clubs artistiques afin d'élever les générations qui viennent dans le respect de l'autre, leur inculquer la valeur des mots et leur pouvoir quand ils se transforment par le biais du dialogue en actes, à se mettre d'ores et déjà en rangs serrés pour mettre les charrues au labeur, à porter aux nues la fraternité d'antan, à croire que le bien de tous est l'affaire de chacun, à s'indigner et à protester quand les choses vont mal, à lever haut leurs voix pour signifier leur colère quand ils constatent des anomalies, à ne pas se laisser berner par quiconque, à ne jamais baisser les bras devant les injustices et les dépassements, à retrousser leurs manches car le travail rend l'homme citoyen libre, autonome et utile dans sa société, à ne pas se taire, à ne pas se résigner, à ne pas se sentir «non-concerné» dans l'anonymat des villes, à tuer dans leur esprit l'illusion de la rente pétrolière qui n'est autre que de la poudre aux yeux, à déminer le revers de l'assistanat, à encourager ceux d'entre nos jeunes qui cherchent le savoir, les aider et forcer les autorités publiques à rétablir le sacerdoce de l'école, en la réformant, en la modernisant et en l'innovant, à aspirer à la démocratie, moulée dans l'âme de nos valeurs ancestrales où une certaine femme nommée Dihya (686-704) est intronisée reine sur un peuple entier au moment où des civilisations entières plongent dans l'ignorance et la barbarie, somme toute une démocratie qui n'est ni importée ni calquée sur des modèles, quoiqu'utiles et efficaces à l'heure actuelle, ne reflètent que des manières de pensée collectives, provinciales et typiques se proclamant à tort et à travers d'un universalisme hégémonique! Et qui, le cas échéant, pourraient être remis en cause, si jamais il se trouvait qu'il y a mieux à inventer ou à créer, partant du fait que le génie des peuples est un fleuve dormant, voire une arithmétique constante dans l'histoire humaine, à récriminer la violence d'où elle vient et de quelque façon qu'elle se manifeste ou se démontre, à aimer l'autre dans sa diversité d'autant que la différence n'est pas une entorse à la nature mais un carburant à son moteur, à dire non à la maladie de la hogra et l'expulser ad vitam æternam de notre dictionnaire mental par des injections anti-virus, à réinsérer les couches défavorisées de la société dans le train de la vie normale, à dénoncer la corruption et tout ce qui s'y colle, à apprendre à n'être jamais des pantins de l'histoire mais des forgerons du roman national dont d'aucuns avaient depuis longtemps déjà rempli sans scrupules les pages par le montage, le collage, le travestissement, le prêt-à-mémoire, le prêt-à-penser et le plagiat intergénérationnel!

Que l'encre qui gicle ce papier, y trace et griffonne des mots qui sèment à jamais les graines d'un «New Deal» algérien dans la conscience des miens, les incitant à voguer à pleines voiles comme des marins, des Sindibad des Mille et une Nuits sur un navire qu'emporte l'écume, la boussole ajustée à tous les vents, les ancres jetés en océan, un navire libre et bleu comme la mer azurée qui l'entoure. Des marins qui tiendront leur destinée en main, prêts à l'aventure, les étoiles collées à la proue de leurs rêves! Qu'ils se construisent en hérauts et en fantassins optimistes des ailes, saisissant dans leurs poings des chandeliers et des messages de progrès, de réconciliation et d'entente après s'être serrés la main les uns aux autres! Qu'ils tentent également de déchiffrer dans l'envers de ce miroir déformé d'aujourd'hui, un autre visage du pays, fait d'espoir et d'amour, du travail et d'effort.

Qu'ils aient la volonté et le courage de survoler les dates de son calendrier ; en piocher l'histoire, interroger le passé, analyser la mémoire, réhabiliter ceux que l'on a oubliés ou mis sous le boisseau de la revanche, ouvrant une grande brèche dans ses entrailles et enlevant tous ses «si» pour que tout ce dont ils ont rêvé soit vraiment «vrai»; vrai! Qu'ils habillent, les cœurs dilatés de joie, leurs intentions en uniformes patriotiques, anti-fatalistes, anti-misérabilistes et antinationalistes, en les projetant dans tous les cieux telles des figures géométriques, des losanges, des trapèzes, des triangles, des rectangles, des prismes et des cercles de toutes sortes qui dessinent un géant arc-en-ciel de couleurs, de lumières et de perspectives!

Ce jour-là, je me posterai à l'aube sur la place Maurice Audin à Alger, un journal à la main, très content d'y lire qu'un ministre très jeune annonce le projet grandiose de construction d'un millier de bibliothèques, équipées d'un matériel technologique sophistiqué et fournies par des centaines de millions de références scientifiques, qu'une université locale est classée parmi la première vingtaine des plus performantes à l'échelle mondiale, de voir les ennuyeux embouteillages de la capitale enfin disparus, la circulation réglée comme une aiguille d'une montre, les routes impeccablement refaites, des automobilistes respecter les feux rouges, les corrompus comparaître devant les tribunaux, les gens tout enthousiastes, tout rêveurs et tout énergiques aller tranquillement au turbin, certains que ceux qui les dirigent les respectent et marchent sur la bonne voie, des rues propres, bien nettoyées et sentant la fraîcheur matinale, des jeunes hittistes de Bab El-Oued ou de Oued-Koreich ayant définitivement déserté les murs algérois, s'occuper de leur avenir, et invitant leurs compatriotes dans le diaspora à les rejoindre afin de pouvoir mettre sur pied une stratégie globale de réédification nationale, des cambistes du square Port-Said embauchés dans une grande usine dont l'architecture, la réalisation et la main-d'œuvre sont confiées à des sociétés algériennes de crû et dont toute la planète, très fascinée en parle ; construite de surcroît par un gouvernement ambitieux et jeune à 70%, plus que jamais décidé à réindustrialiser le pays ; en chassant les véreux barons d'import-import et leurs relais des rouages des institutions nationales! Fallait-il après coup être philosophe, un lunatique ou un barde bohémien pour y croire? A mon avis non! Car, l'anti-fatalisme est plus qu'un rêve, c'est une mélodie, une symphonie, du volontarisme, de l'audace et de la confiance en soi! En un mot, c'est une géométrie mentale, spatiale, idéelle, sociale et réelle qui prend le contre-pied de tout le galimatias d'un certain Schopenhauer (1788-1860) pessimiste ou d'une élite, la nôtre bien sûr, jusque-là en panne d'horizons, ayant le torticolis et souffrant à tout bout de champ de myopie, de désengagement et surtout de peu de visibilité à court, moyen et long terme!