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QUELQUES VOIX LIBRES DANS L'ENFER

par K. Selim

Quelques voix non islamistes isolées tentent en Egypte de remettre le débat à l'endroit. Il n'est pas surprenant de découvrir que ce sont des voix qui étaient contre l'intrusion de l'armée dans le champ politique, contre la destitution de Morsi et contre la gestion violente des sit-in de Rabaa Al-Adawiya et Ennahda. Ce sont des voix qui sont également très critiques à l'égard des Frères musulmans à qui elles reprochent leur tendance à croire qu'ils peuvent se passer des autres. Mais sur le fond, elles estiment que l'intrusion de l'armée a annihilé le mouvement populaire qui contestait le pouvoir des Frères musulmans.

Le 3 juillet n'est pas un progrès de la démocratie mais un énorme recul. On est bien dans une démarche de restauration autoritaire. Le discours du général Al-Sissi mérite bien une lecture. L'armée se charge de «garantir» la volonté populaire ! Ce ne sont pas des institutions démocratiques fonctionnant selon des règles légales qui font la « garantie», c'est l'armée. Il suffira donc d'une manifestation de rue bien organisée pour que les chefs de l'armée «interprètent» à leur guise la volonté du peuple. On est bien dans le système de « l'Etat profond » où des tuteurs informels se chargent de décider de l'intérêt du peuple, de la nation et de l'Etat. C'est au mieux un système où la souveraineté des électeurs - et donc du peuple - est limitée et censurable à tous moments.

La Turquie a mis des décennies avant de parvenir - et ce n'est pas entièrement réglé - à faire des électeurs des détenteurs de la souveraineté de décider de ceux qui gouvernent. Et cette souveraineté des électeurs correspond à la souveraineté de la loi. Dans la transition difficile en Egypte, l'enjeu fondamental était bien d'asseoir la souveraineté de la loi et le respect des règles. Dans la polarisation actuelle qui devient de plus en plus âpre et violente, la loi a perdu la partie. Les électeurs aussi. Durablement. Ils pourront être à nouveau convoqués à voter mais la « règle d'Al-Sissi» est désormais posée : c'est l'armée qui garantit la volonté du peuple et l'interprète. Ceux qui pensent qu'on est face à un échec des seuls Frères musulmans se trompent. C'est, une fois de plus, un échec des politiques et de la politique. C'est l'échec d'une démarche démocratique dont l'une des finalités est de résoudre les conflits et les contradictions par la négociation et, en définitive, par les urnes majoritaires. C'est, malheureusement, une victoire insidieuse de la violence.

Certaines voix tentent de le dire en Egypte. Leur présence sur certains sites égyptiens est une petite lumière dans un espace médiatique et journalistique égyptien devenu blafard, haineux, mesquin et raciste contre une partie de sa population. Mais malheureusement ces voix raisonnables et lucides pèsent moins que les affreuses «stars» des télévisions égyptiennes qui développent un discours fasciste et guerrier. C'est cela le plus triste. L'odieux Amr Adib est devenu le «summum» de la pensée dans l'Egypte qui plonge dans le trou sans fond de la haine. Mais ces voix libres dans l'enfer qui se créent en Egypte sont probablement les seules qui pensent à l'Egypte tout entière, à son avenir.