Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Egypte: l'irréparable

par Yazid Alilat



En Egypte, l'irréparable est arrivé. Brusquement, subitement, en dépit des messages rassurants des services de sécurité, la place Al Adawya, où s'étaient rassemblés des milliers de partisans du président déchu Mohamed Morsi, ainsi que celle de Nahda, ont été attaquées au bulldozer, mercredi matin. Résultats: des centaines de morts par balles, des affrontements violents entre forces de sécurité dont l'armée et des manifestants. Les témoignages de correspondants de presse sur place et les images TV montrent combien la fracture est devenue fossé entre les Frères musulmans, une des confréries les plus puissantes et les plus organisées d'Egypte, et le pouvoir né du putsch militaire du 3 juillet dernier. Ce que redoutaient les observateurs est arrivé: l'armée, appuyée par la police, a ainsi bien manœuvré pour tenter de donner un coup fatal à la contestation islamiste, et, dans la foulée, évincer de la course politique pour les prochaines élections les partis islamistes. Et, surtout, mettre hors jeu le parti du président déchu. Pour autant, ce scénario est en train de tourner à la catastrophe avec l'intervention disproportionnée des forces de sécurité contre les manifestants pro-Morsi, et les capitales occidentales n'hésitent plus à parler de ?'massacre'', ?'bain de sang'', de ?'tragédie''.

Dans cette effroyable escalade de la violence, c'est surtout le pouvoir en place, intronisé pratiquement par les partis laïcs et de gauche qui avaient poussé l'armée à destituer le président Morsi après quelques jours de sit-in place Tahrir, qui sera fatalement perdant avec l'entrée du pays par la grande porte dans une trouble phase de violences et de crise politique qui perdure. Car face à la démonstration de force de l'armée et de la police, il y a en face toute la puissance organisée des Frères musulmans qui peuvent du jour au lendemain mobiliser des millions d'Egyptiens, notamment ceux des zones rurales et parmi les couches défavorisées, contre le pouvoir en place, accusé d'illégitime par les Frères musulmans. Le plus étonnant dans ce tableau catastrophe qui se dessine, avec les contours d'une guerre civile ruineuse pour le pays et la région, c'est le silence sinon l'apathie des partis de gauche et laïcs face à une situation dangereuse qui est en train de précipiter le pays vers l'inconnu. Car si ces partis sont à l'origine du putsch anti-Morsi, ils sont depuis entrés dans une longue période de mutisme, au plus fort des manifestations des pro-Morsi demandant le retour à la légitimité constitutionnelle. Et, au premier jour d'une intervention violente des forces de sécurité contre les camps des partisans de Morsi, avec un nombre important et effrayant de morts, dont certains tués par des snipers postés sur les immeubles dominant la place Al Adawiya, il est devenu évident que c'est l'armée égyptienne qui dirige les opérations, prenant en quelque sorte le pouvoir dans une sorte de retour atavique à la dictature militaire, même si un gouvernement transitoire peut prêter à confusion. A l'international, l'intervention des forces de l'ordre contre le camps des islamistes à Rabaa Al Adawya, avec un nombre impressionnant de grenades lacrymogènes qui pleuvaient sur le camp et les têtes des manifestants, a été unanimement condamnée. Les critiques les plus virulentes sont venues de Turquie qui a appelé le Conseil de sécurité de l'ONU et la Ligue arabe à intervenir en urgence pour faire stopper le massacre. Un appel qui s'ajoute à celui de plusieurs capitales occidentales, mais qui, dans la situation actuelle, est loin d'être entendu par les faucons de l'armée égyptienne, qui s'impatientaient pour en découdre avec les Frères musulmans. Le danger, réel celui-là, est que cette intervention qui a vite tourné au massacre en direct, beaucoup de TV étant sur place, n'ouvre la voie à une longue période d'instabilité dans l'un des pays les plus peuplés du Moyen-Orient, et qui a toujours été le berceau de l'islamisme radical. Le spectre d'un scénario à la syrienne, ou pire, à l'irakienne, est là comme un épouvantail inquiétant.