Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Sadi et nos maladies

par Kamel Daoud

Saïd Sadi, le leader du RCD, vient de démissionner. Du coup, tout est dit sur cet homme qui incarne une époque, une région, une tendance, un parti, une vision, une déception et beaucoup de malentendus. On laissera à d'autres milliers de chroniqueurs le soin de juger de ses engagements, décisions, alliances et tactiques décidés par cet homme et ce parti. Chacun y mettra l'angoisse de sa vie, la rancune de sa mort ou ce qu'il y a entre les deux questions sans réponses.

A Sadi, on a reproché tout et rien : ses rendez-vous avec un Général, ses accointances pro-françaises supposées ou son régionalisme théorique, etc. Quand le chroniqueur a lu et relu les quelques centaines de réactions sur le net, il y a découvert un peu plus, et plus profond que le procès politique.

D'abord, les Algériens sont devenus d'absolus négationnistes : des salafistes du « non car? ». Ils ne croient pas que Sadi a bien fait de partir et ne croient pas que Sadi a bien fait de rester. Ils ne croient pas en lui mais ne croient pas contre lui, etc. Et à force de lire, on finit par aboutir à l'obligation d'une anthropologie du symbole du « leader » en Algérie : les Algériens sont parricides par éducation politique. Le procès contre les leaders politiques ressemble souvent à des exercices de violences sur ascendants et pas à des droits de bilan ou de contradiction. Dans le cas Sadi ou d'autres, c'est comme une sorte de procès stalinien anti-Messali, des décennies après la mort de Messali Hadj. Ceci pour donner image à une émotion de colère profonde et de désabusement méchant. Les Algériens n'aiment pas les leaders, les premiers cosmonautes sur la lune, ceux qui arrivent en premier. Les «clous qui dépassent et qui interpellent le marteau », selon un proverbe japonais. Un leader n'a la paix et le consensus qu'après sa mort. Du coup, tout le monde martèle le clou, veut l'arracher et lui demande de répondre à toutes les questions possibles. Du coup, l'autre question : qu'est-ce qui dérange dans la figure du leader au point que les Algériens le piétinent quand il tombe et quand il est debout ? Pourquoi cette violence ?

C'est peut-être du conditionnement historique : la guerre de libération a été lancée par un collège, pas par un Mandela. Messali a été « doublé » par une équipe, une SARL. Depuis les Massanissa antiques et jusqu'au dernier Emir Abdelkader possible, cela s'est toujours passé ainsi : quand il y a un leader, il faut qu'il meure, tombe, soit trahi, pendu, soldé ou acheté. L'histoire algérienne ne peut réussir que si son déclenchement est fondé sur deux principes : la collégialité et la clandestinité. C'est la différence entre Sadi, Messali et le HCE en tant que mythe et figure du maquis occulte.

Ensuite, quand un leader émerge, on s'interroge qui est derrière : c'est le second traumatisme, celui des Deys désignés par les janissaires ottomans.

En trois, on ne peut pas faire confiance à la réussite. Le crash d'un Algérien est toujours plus émouvant, plus consolant, plus rassembleur que son décollage. Les leaders politiques ont ce don douloureux d'attirer et de réactiver les grands doutes, les violences du propos, les admirations serviles ou les critiques fielleuses et les archétypes de l'histoire collective. La culture politique de l'Algérien est celle du banc de saumons qui voit mal émerger un guide s'il n'est pas encore mort.

 En dernier, vient le messianisme, après le messalisme : les Algériens attendent quelqu'un qui fasse tout, d'un coup, brusquement et avec force et précision, à leur place et à la place de leur histoire nationale. La perception du leader est quasi religieuse, très émotive, naïve, absolue et idéaliste. On en comprend pas qu'un homme politique fasse des manœuvres et des calculs puisqu'on le suppose martyr vivant et guide ultra-honnête. On confond les deux métiers d'ailleurs. Celui de politicien et celui de meneur de prières.

 Dans le cas de Sadi, tout est dit et redit et on comprend qu'il s'agit d'interrogations et de citriques et de médisances ou de salutations qui vont au-delà du casting : il s'agit d'un peuple qui ne fait pas confiance et qui tue et se tue et s'en va se disperser en cendres rageuses, pour ensuite dire que cela ne sert à rien.

 Saïd Sadi vient de dire que l'on peut quitter un Pouvoir avant de le prendre et il a choisi de laisser se rénover un parti au lieu de le garder sous sa main. Et dans un pays où les entreprises sont familiales, les recrutements vont de père en fils, les présidences vont de « frère » en « frère », on trouve étonnant qu'il soit resté 23 ans à la tête du RCD et on trouve douteux qu'il parte aussi. On trouve que tout est douteux, sauf nous-mêmes.