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De la nécessité de lutter pour la démocratie, expliquée par A+ B

par Kamel Daoud

Il y a quelque chose qui se prépare dans le pays, pour le pays et contre le pays, et qui s'aggrave : moins de liberté, de possibilités, de droits et de citoyenneté. Cela a un nom : Réformes. Et c'est pire que la molle dictature d'avant. Le Printemps arabe nous apporte, à nous, le contraire : les associations sont désormais dépendantes de leur clintélisme, n'ont pas accès aux financements indépendants et étrangers et obéissent au doigt et à l'œil. Les partis politiques qui ne sont pas amis n'ont même pas le droit de se voir opposer un refus : ils ne peuvent même plus prétendre à déposer un dossier. L'ENTV reste l'ENTV mais avec un peu plus d'argent «privé». Les femmes restent la moitié des hommes et même pas le un tiers des listes de candidatures, etc. La liste des fausses réformes s'allonge puisque ces « réformes » vont s'approfondir. Elles sont l'œuvre noire d'élus qui sont eux-mêmes à réformer. Du coup, craignant pour leur pain, ces élus et leur régime tuteur font dans le sens du pire et pas dans le sens de notre bien. Il s'agit de leur liberté contre la nôtre.

Mais en quoi peut importer un Algérien qu'une loi restrictive se décide contre les associations ou les partis ou la liberté d'expression ? Réponse immédiate : en rien. Car la capacité de calcul de chacun s'arrête à deux jours plus trois ans et quatre salaires. La facture de moins de liberté, de moins de contrôle sur les dépenses et de moins de démocratie ne se voit pas dans l'immédiat pour la foule et les siens. Il y faut des années. Et après des années, le Mal devient presque irréversible ou seulement avec de l'effort, du martyre et des sacrifices et du sang. Dans quelques années, les Algériens verront encore plus qu'ils s'enrichissent moins avec leur travail que d'autres avec leurs magouilles. Ils gémiront en chœur mais ne feront pas le lien entre la démission d'hier et la hogra de demain. Et cela, la raison : le beylik mental de l'avenir. L'espace public importe peu pour l'Algérien parce qu'il « appartient au beylek ». L'espace mental aussi.

Imaginons : un Algérien aujourd'hui qui rage de voir son fils mal noté dans une école parce que les bonnes notes obéissent à la loi générale de la corruption, s'achètent, se monnaient ou s'obtiennent par le chantage et la force sur les enseignants. Cet Algérien va pester, gémir, rager, casser ses poings sur un mur imaginaire puis maudire l'indépendance, les ancêtres et la guerre de Libération. Il y a vingt ans, cet homme a peut-être écouté ou lu avec insouciance une histoire qui raconte comment un nouveau directeur d'école a été nommé à Aïn Ailleurs sur la base d'un concours faussé, d'une « intervention », d'une pression, d'une fraude ou de la tribu. Cet Algérien n'a rien dit à l'époque parce que cela se passe à Aïn Ailleurs et que lui habite à Oued-Ici. Et pourtant, il y a un lien, lent et solide entre ce faux directeur d'il y a vingt ans et la note de son fils d'il y a deux jours. Il y a toujours un lien entre une lâcheté brève et une défaite lointaine. Il y a un lien entre notre soumission d'aujourd'hui, notre complicité et nos misères de demain et les misères de nos enfants. On est toujours complice d'un crime, quelque part, quand on se tait ici. Et cela vaut pour tout et en toute situation. La corruption, la hogra, le sous-développement, la saleté ou l'injustice sont nés, parce qu'un jour, quelque part, chacun d'entre nous s'est tu et n'a rien dit, sur un petit détail ou un lointain scandale.

Le silence d'aujourd'hui, sur ce qui se fait de ce pays, sera le cri de demain quand ce pays sera une injustice plus grande commise sur chacun. Un cri dans une salle vide car on l'aura vidé soi-même. Par son indifférence.