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ENTV: l'entreprise nationale qui n'a rien vu

par Kamel Daoud

L'une des plus grandes frustrations des Algériens a été, à coup sûr, leur ENTV : l'entreprise nationale qui n'a Rien Vu. Pire encore, avec ses lumières grises, ses interviews cahoteuses par téléphone, sa décision de censurer ce qui s'est passé au Caire et sa façon délibérée de remplacer la ferveur nationale par des diffusions de dessins animés, notre TV a fait piètre figure à côté de l'empire audiovisuel égyptien. Les chaînes de l'Egypte ont même outrageusement servi la propagande de leur pays au point d'avoir réussi à faire basculer les évidences : aujourd'hui les Egyptiens sont dans la position de la victime face à des « paysans » venus des déserts leur voler une victoire qu'ils estiment légitime. Même hier, et bien après ce fatidique samedi, des « captain » des doctors et de « Mouhandiss » en sont encore à défendre la thèse de joueurs algériens qui se sont auto-attaqués dans leur propre bus. Du délire, mais du délire très organisé, avec en soutien un réseau de network hypernationaliste. En face, et avec une TV qui en est encore à se substituer à la diplomatie au lieu de faire dans l'information, et des journaux qui ont fait ce qu'ils ont pu et parfois avec approximation, nous en étions déjà dans la misère. Pour l'exemple, les chaînes égyptiennes n'ont pas eu d'hésitation à exploiter le filon de la « détresse » des qegyptiens partis en catastrophe d'Algérie : interviews, condamnations, pleurs et excès d'insultes ont habillé cette récupération du drame qui frappe les deux pays et les deux peuples. A l'Algérie, des autorités égyptiennes ont servi le discours de la fraternité à sauver là où la consigne passive a été de défendre les couleurs cairotes même avec l'insulte ou la lapidation et le mensonge éhonté. Les Egyptiens ont même eu, hier au Soudan, une sorte de revanche cinématographique avec l'attaque du bus de leur EN au Soudan. La boucle est donc bouclée.

Effet pervers de ce verrouillage de l'ENTV sur elle-même, le basculement des attentes des Algériens soit vers la presse écrite qui a atteint des tirages exceptionnels, soit vers les chaînes françaises à l'accès sélectif, soit vers les chaînes égyptiennes. Et effet non contrôlable encore une fois, et par leur excès, ces chaînes ont créé dans l'opinion algérienne un sentiment d'écoeurement qui s'est vite mué en colère face au grotesque de cette propagande nombriliste d'un pays qui se déclare frère aîné de tous les Arabes. Autre effet de cette auto-censure de l'ENTV et de son amateurisme technique et éditorial, un second basculement de l'opinion vers la toile Internet, source mondiale de l'information non contrôlée et de l'image sans droits ni devoirs. Et c'est donc par excès de verrouillage que l'ENTV et ses éditeurs ont provoqué l'effet inverse de ce qui était visé et qui était de calmer le jeu et ne pas participer à l'effet de boucle ascendant des fanatismes réciproques. Pour tous les Algériens, le prétexte du contrôle étatique sur l'audiovisuel, par souci de verrouillage politique, n'est donc plus valable : en Egypte, autre régime fermé, les TV privées ont leur marge et fonctionnent avec liberté dans le cadre stricte de l'allégeance politique. Si cela n'aide pas à la démocratie et au pluralisme, cela a démontré sa force pour mobiliser les opinions et violer les réalités par excès de propagande. Verdict sévère : on savait que l'ENTV n'était pas neutre ni «publique», elle donne aujourd'hui l'impression d'être si peu nationaliste.