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L'université ne forme pas que des chômeurs ou la magie des nombres

par Amar Aissani

I. LA MAGIE DES NOMBRES

Le «nombre» est magique. Il constitue la première épître d'Ikhwanal-Safã (les frères de la pureté) [4,5,6] et la société semble effectivement s'acheminer pour les siècles à venir vers le «tout numérique». C'est grâce aux nombres que l'on peut évaluer son compte en banque, la superficie de son logement, son âge, le classement scolaire de son enfant. Le commerçant ou l'entreprise en a besoin pour évaluer et planifier son activité, le médecin pour faire le diagnostic de son patient ou l'inverse, l'enseignant pour évaluer ses étudiants ou lui-même, l'étudiant pour évaluer ses compétences.

II. LA MAGIE DES STATISTIQUES.

Les données statistiques sont plus subtiles et pour les interpréter il faut un certain pragmatisme. Avec ces nombres, on peut prouver une chose et son contraire [7]. Ainsi, l'article [1] d'El Watan fournit des statistiques de l'ONS (Office National des Statistiques) qui annoncent un taux de chômage de 16,4% parmi les diplômés de l'enseignement supérieur et de répercuter le langage de la rue (hacha !) selon lequel l'université formerait des chômeurs. Mais un petit raisonnement par l'absurde ferait réagir toute personne censée que 83,6% des diplômés ne sont pas des chômeurs. Mais il est vrai que l'on ne parle pas des trains qui arrivent à l'heure. A mon sens, c'est un peu comme si un médecin fournissait à partir de données médicales un diagnostic erroné ou le commerçant une évaluation optimiste de son activité déficitaire ou l'inverse.

Restons pragmatique et reconnaissons que si 83,6% de diplômés ont un emploi, ce n'est pas toujours dans la spécialité acquise. Tout comme les 16,4% de chômeurs ont souvent une certaine activité (si ce n'est dans l'informel) ou parce qu'ils (comme les diplômés de médecine) refusent de rejoindre des postes disponibles dans des régions éloignées (ou désenclavées) ou parce que les conditions de l'employeur ne les satisfont pas.

Maintenant, 16,4% de diplômés chômeurs, c'est autant de trop (par rapport aux 10% en France ou au 5% aux USA) et l'auteur de l'article [1] a le mérite de s'interroger sur les raisons de ces échecs. Car si le problème est identifié, il est pratiquement résolu.

Toujours selon l'ONS, le nombre de diplômés de la formation professionnelle est de 12,7%, ce qui est statistiquement parlant peu significatif par rapport à l'enseignement supérieur (*). Cela signifie qu'il y a 83,3% de diplômés de la formation professionnelle qui ont un emploi, mais tout le monde se plaint de ne pas trouver de maçon, plombier ou électricien. Ceci démontre que l'autre «procès» intenté à l'université qui ferait des choses académiques (donc jugées théoriques et pas suffisamment pratiques) est un faux procès (**). En effet, il ne suffit pas d'afficher le terme «professionnel» pour que cela garantisse un emploi. L'université avec une interprétation erronée du système LMD semble s'acheminer vers ce leurre vis-à-vis des étudiants en séparant les filières professionnelles et académiques. Pourtant, la filière dite «académique» est destinée à vouloir assurer la relève à l'université, donc une profession dans l'enseignement et la recherche universitaire.

A partir du dernier nombre fourni de 8,6% de chômeurs parmi les non diplômés (qui est deux fois moins élevé par rapport aux diplômés), j'espère qu'on ne va pas prendre le raccourci selon lequel il est plus facile d'avoir un emploi lorsqu'on n'a pas de diplôme comme le suggère le titre de l'article [1]. Quoique! Tout le monde n'est pas Bill Gates, diplômé de Harvard sans y avoir fait ses études.

Enfin, si l'université forme réellement des chômeurs, c'est qu'elle ne sert à rien et la logique serait tout simplement de la fermer pour avoir l'illusion qu'il y aura moins de chômeurs. Par contre, une telle décision entraînera le chômage (ou au mieux la baisse d'activité) de tout un ensemble de diplômés ou de non-diplômés dont une grosse partie du chiffre d'affaires se fait avec l'université : petits commerces aux alentours (ou à l'intérieur) des établissements, entrepreneurs dans le bâtiment, fournisseurs divers? Ceci pour ne parler que de l'emploi «visible» fourni par l'université. Nous ne parlons pas évidemment du «manque à gagner qui est invisible» que ressentira la société dans tous les domaines (médecine, économie, agriculture, enseignement, «culture»),? non pas par rapport au «diplôme», mais par rapport à la «qualification» : les autodidactes existent bien sûr (c'est cela la polyvalence), mais combien sont-ils?

III. STATISTIQUE ET CAUSALITE

Jusqu'à présent, les statistiques n'ont servi qu'à mettre en évidence l'existence ou non de diplômés chômeurs et son ampleur, ce qui est déjà une information en soi. Il s'agit maintenant de mettre en évidence ses causes, afin de permettre aux décideurs de limiter ce phénomène en agissant à la source. La statistique mathématique a élaboré des méthodes permettant de vérifier l'existence d'une corrélation (ou degré de dépendance) entre deux évènements (ici le chômage et l'une de ses causes possibles). Il faut ici également de la subtilité dans l'interprétation [7]. On peut établir par exemple une corrélation entre la ventes de glaces et de lunettes de soleil sans pour autant que l'un de ces évènements soit la cause de l'autre: la cause commune étant le soleil et la chaleur quelle dégage.

Quelques tentatives d'explication concernant les problèmes rencontrés par les jeunes et moins jeunes (diplômés ou non) dans le recrutement (selon mon avis et mes constatations) et surtout les causes potentielles. Bien entendu, il est plus intéressant dans un premier temps d'entendre les voix des concernés eux-mêmes que l'on peut voir en réaction à la version électronique de l'article [1] et qui donneront certains indices. Ceci peut fournir quelques pistes éventuelles pour éviter à la société ses conséquences néfastes.

D'abord, concernant le fait qu'il y ait moins de chômeurs parmi les non-diplômés, l'auteur de l'article [3] donne déjà un début d'explication qui serait que selon le BIT (Bureau International du Travail) certaines catégories de personnes ne sont pas prises en compte dans ces statistiques. A mon avis, cela concerne plus la dernière catégorie que celle des diplômés qui eux sont recensés si ce n'est que par leurs diplômes eux-mêmes. De plus, toujours selon le BIT il y a une prédominance de «l'auto-emploi» et du travail à domicile. Cela pourrait nous amener à revoir à la baisse ces statistiques alarmantes, même s'il faut s'inquiéter d'un taux aussi élevé.

Concernant toujours cette différence entre diplômés et non-diplômés, ne s'expliquerait-elle pas par le fait que les premiers sont plus exigeants quant au poste de travail qu'ils souhaitent occuper? Nous avons déjà cité l'exemple des médecins diplômés qui ne veulent pas rejoindre les zones désenclavées. Une solution a été trouvée pour tenir compte du compromis entre les efforts et besoins de l'état ainsi que leur aspiration au travail. Ils sont affectés d'office pendant une certaine période (une sorte de service civil) dans des zones démunies de personnels de santé pour pouvoir bénéficier d'avantages ultérieurs, comme de s'installer à leur compte. C'est une solution potentielle pour les secteurs qui ont des problèmes similaires. Mais, cela risque de soulever des questions inattendues comme celles soulevées par les chômeurs du Sud algérien, pas uniquement à ce sujet [8], [9].

Certaines causes du chômage sont à rechercher dans le monde du travail lui-même. Durant une interview [2], le ministre marocain de l'Enseignement supérieur retourne en effet la balle : «L'université ne forme pas des chômeurs, c'est l'activité économique qui ne génère plus d'emplois». C'est probablement vrai également en Algérie, quoique cela dépende également du secteur d'activité. En effet, sachant que le pays a opté pour un enseignement universitaire de masse (avec plus d'un million d'étudiants et près de 60 villes universitaires), il n'y a rien de surprenant que ce taux soit élevé au regard du niveau de croissance du pays. Le ministre de la Jeunesse et des Sports algérien allait dans le même sens que son homologue marocain, mais dans une interview accordée à la radio Alger chaîne 3 le matin du 26 avril 2015. Il y affirmait la volonté de l'Etat de revenir vers les pôles économiques (avec une restructuration à revoir) pour absorber le vivier existant, mais surtout de le rentabiliser pour sortir de l'esprit de l'histoire, consommation et/ou de militantisme, et aller vers la création? sauf, qu'il faut un réel marché.

Personnellement j'ai toujours pensé que l'une des causes était le blocage du recrutement dans la fonction publique, suite au démantèlement des entreprises de ce secteur dans les années 1990. Or, nous avons appris avec stupeur il y a une ou deux années que 140 000 emplois n'ont pas été pourvus dans la fonction publique. Il y a plusieurs pistes qui peuvent être : non adéquation profil/postulant, exigence d'expérience (Un recteur d'université semble avoir trouvé la parade et s'amuse à dire que l'université ne peut pas former des diplômés avec 05 ans d'expérience) ou la dispense du service militaire pour les garçons qui les bloque. Il faut tenir compte également de certaines pratiques malsaines qu'il n'est pas utile de rappeler. Dans le privé, c'est différent. J'ai vu cette annonce dans un journal ; critère 1 : initiative, critère 2 : accepter de travailler sous pression, critère 3 : habiter dans le coin, le diplôme ne vient qu'en 4ème ou 5ème position.

Donc, une des premières causes (sociologique) identifiée ci-dessus était la réticence de certains diplômés à occuper certains postes pourtant disponibles. Parmi les 83,6% de diplômés non-chômeurs, une grosse partie occupent un emploi certes, mais ne correspondant pas à leur niveau de qualification pour la raison évoquée dans [2]. Certains diplômés (ingénieurs ou masters) censés faire du développement sont utilisés dans l'administration, le commercial ou carrément comme agents de saisie «informatique». Les statistiques sur le chômage ne peuvent pas être prises globalement si on veut identifier réellement les causes. On peut estimer au moins empiriquement (même si nous n'avons pas de statistiques) que son taux est relativement faible en sciences et technologie ou en médecine car les diplômés s'adaptent plus facilement et ont plus d'opportunités (étant moins nombreux) sur le marché du travail que ceux de sciences humaines ou juridiques.

Le fait de vouloir culpabiliser un secteur (l'université) par rapport à un autre (le monde du travail ou l'éducation secondaire) ou l'inverse est comme tenter de résoudre le problème de l'œuf et de la poule. C'est une démarche d'ensemble. L'université doit continuer à former des diplômés dans toutes les disciplines (universalité oblige), mais en particulier sur des termes émergents (même si ces technologies ne sont pas disponibles sur le marché du travail), si ce n'est que pour maintenir une certaine veille. Que la réalité soit différente, n'est pas un problème pour ceux qui peuvent s'adapter, et ils représentent 83,6%. Pour les autres, il faut tenter de comprendre les raisons de l'échec peut-être du côté des agences pour l'emploi qui n'arrivent pas à mettre en concordance les chômeurs et les postes de travail disponibles, et il y en a.

VI. LA MAGIE DES ANECDOTES [6]

Je voudrais terminer par quelques anecdotes illustrant cette situation complexe:

1. Je discutais avec un professionnel de ce que pouvait apporter l'université. Il me répond : «ce n'est pas à vous de déterminer des profils : on veut des gens polyvalents et nous les formerons pour nos besoins».

2. Le diplôme d'ingénieur en informatique est né au sein de l'institut de mathématiques de l'USTHB et de l'institut des sciences exactes de Constantine en 1973/1974. La stratégie de l'époque qui n'a pas abouti en raison de l'évolution trop rapide de cette discipline était : CERI (Centre de Recherche en Informatique) + INI (Institut de formation en informatique) + ESI (Entreprise des Systèmes Informatiques). Les premiers diplômés se trouvaient face à des entreprises (à l'exception de sociétés ayant les reins solides à l'image de Sonelgaz ou Sonatrach?) qui ne savaient pas ce qu'était l'informatique. Aujourd'hui, tout le monde est informaticien, mais sommes-nous avant-gardistes, surtout sur les questions sensibles ? De plus, c'était une autre époque car il y avait plus de postes de travail que de diplômés. Quoique!

3. Certains étudiants (ou leurs parents) circulent parfois dans les couloirs en mendiant des points au niveau des enseignants pour augmenter leurs moyennes. Je ne pense pas que ce soit une bonne manière d'apprendre à l'étudiant comment se positionner sur le marché de l'emploi. Sauf si on se rapporte au cas (réel) de ce diplômé qui a été recruté par une banque et qui prélevait 10 DA sur chaque compte. Il s'est bien formé par rapport à son projet professionnel qui était de se faire de l'argent rapide et facile (****), sauf qu'il a été rattrapé par la justice. Cette piste semble intéressante: dans cette catégorie quel est le nombre de diplômés qui ont fini chômeurs ou rattrapés par la justice (une forme de chômage)?

4. En matière de recherche développement et de diplômés, il y a eu un débat lors du lancement de Window Vista (qui n'a d'ailleurs pas marché). Un responsable d'une entreprise résumait la situation : «Il y a un besoin, mais pas de demande», cela réfère de nouveau à la référence [2].

5. Concernant le problème de relation Université-Entreprise, certains posent la question (c'est le même langage récurrent depuis l'indépendance: il faudrait rebooter) de savoir qui doit résoudre les problèmes de l'autre? Certains disent que c'est à l'université de résoudre ceux de l'entreprise. Pourquoi l'université devrait résoudre les problèmes pour lesquels les personnels des entreprises sont payés ? L'université étant elle-même une entreprise avec son organisation, sa production (diplômés, publications, mémoires, thèses, ouvrages, progiciels, réalisations,?) et surtout ses propres «problèmes», pourquoi ce ne serait pas à l'entreprise de résoudre les problèmes de l'université? Le compromis qui peut éviter l'utilisation du terme d'union contre-nature «Université-Entreprise» est le suivant. L'université s'inspire des problèmes du monde socio-économique pour ses enseignements et sa recherche. Le monde socio-économique peut trouver des solutions à ses problèmes dans la production de l'université, il suffit de «chercher». C'est encore une démarche d'ensemble cohérente qu'il faut et qui a été implémentée à travers la dynamique du FNR (Fond National de la Recherche), Agences de gestion (chargée des appels d'offres et de la gestion), Agence de valorisation des résultats (ANVREDET), mais qui se «cherche» encore.

6. Une personne se plaignait auprès d'un ferronnier du fait qu'il y ait beaucoup de cambriolages, et ce dernier de rétorquer : «heureusement qu'il y a des voleurs car sinon nous n'aurions pas de travail». La moralité de cette anecdote, c'est que pour créer des emplois pour les universitaires ou la formation professionnelle, ce serait peut-être de créer un environnement socio-économique qui pourra les absorber? quitte à ce que ce soit des voleurs [2].

Universitaire

Références

1. Safia Berkouk, Leur nombre est deux fois plus important: Quand l'université produit des chômeurs. http://www.elwatan.com/economie/leur-nombre-est-2-fois-plus-important-chez-les-diplomes-quand-l-universite-produit-des-chomeurs-16-03-2015-289922_111.php

2. Omar Khalfi, L'université ne forme pas des chômeurs, c'est l'activité économique qui ne génère plus d'emploi. Entretien avec Najib Zerouali, ministre de l'Enseignement supérieur http://www.leconomiste.com/article/171luniversite-ne-forme-pas-des-chomeurs-cest-lactivite-economique-qui-ne-genere-plus-demplo#sthash.HkZrSJW9.dpuf

3. Hafida Ameyar, Prédominance de «l'auto-emploi» et du travail à domicile. Liberté, 20-21 mars 2015. http://www.liberte-algerie.com/profil/ameyar-hafida

4. Marquet Y., Ikhwan Al-Safa' (Frères de la pureté), Encyclopaedia Universalis, http://www.universalis.fr/encyclopedie/ihwan-al-safa/

5. A.A. L'épitre des Frères de la pureté sur les nombres.http://users.skynet.be/turba/pdf/Ikhwan.pdf

6.Bauden F., Comment diviser huit par trois. De l'anecdote au récit en énigme dans la tradition arabe, in : Actes du Colloque International : Le répertoire narratif arabe médiéval : transmission et ouverture. Liège, Belgique 15-17 décembre 2005, pp.87-103. http://orbi.ulg.ac.be/bitstream/2268/59320/1/Bauden%209475-1.pdf

7. Foucart T., L'interprétation des résultats statistiques, Mat. & Sciences humaines, 39ème année, N°153, 2001, 21-28. http://www.ehess.fr/revue-msh/pdf/N153R840.pdf

8. Faten Hayed, Médecins Mutés au Sud ? Plutôt Partir en France. http://www.elwatan.com/actualite/medecins-mutes-au-sud-plutot-partir-en-france-03-04-2015-291391_109.php

9. F.K. L'Algérie perd annuellement la «majorité» des pneumologues du secteur public. http://www.liberte-algerie.com/actualite/lalgerie-perd-annuellement-la-majorite-des-pneumologues-du-secteur-public-223144

(*) En statistique, on est prudent dans l'interprétation, et on n'émet des conclusions qu'associées à une probabilité d'erreur appelée «niveau de confiance».

(**) C'est pourtant son rôle, sinon qu'elle serait sa différence par rapport aux autres types de formation : professionnelle, primaire, secondaire, normale? Toute théorie provient forcément d'une problématique pratique, et une application est forcément l'application de quelque chose: une théorie. Même la cuisinière a sa théorie : la recette.

(***) Le public ou le privé ont une seule et même mission de «service public», et paradoxalement les deux vivent pour une grosse partie sur les subventions de l'Etat. Je doute (et pourtant la possibilité existe) du fait que l'université puisse s'ouvrir au privé. Quel est le «privé» qui pourrait ouvrir une université (cela signifie assurer pas seulement les formations en langues, management, informatique de gestion, mais également les sciences dites «dures» ; sachant qu'on ne trouvera pas d'étudiant qui accepterait de payer pour faire des études dans ces dernières) ? Sauf peut-être des universités financées par des Etats comme les universités américaines ou francophones qui existent dans certains pays du Moyen-Orient et du Maghreb?

(****) En fait, c'est l'un des esprits du LMD que d'offrir à l'étudiant l'opportunité de choisir son parcours (et donc les compétences en termes d'enseignements qu'il souhaite acquérir) en fonction de son projet professionnel. Malheureusement, l'université ne peut offrir ce type d'organisation en raison de la masse d'étudiants, et qu'elle gère plus les flux ; la pédagogie et/ou l'accompagnement s'effectuent actuellement dans un cadre restreint et non pas de masse.