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Edward.W.Saïd: Un Occident indéfendable: Entre le désenchantement et l'espoir (Suite et fin)

par Mazouzi Mohamed*

«Ne sois pas triste. Personne ne parviendra à se débarrasser de nous. La Palestine est une arête plantée dans la gorge du monde. Personne ne parviendra à l'avaler » Élias Sanbar.

Dans un article prémonitoire intitulé « Oslo, le jour d'après » qu'il publiera dans la London Review of Books le 21 octobre 1993, Edward Saïd livrera une analyse implacable et documentée qu'il étayera par des données et des chiffres précis et inquiétants sur la tragédie Palestinienne et notamment sur les méfaits d'Israël passés sous silence depuis 1948. Dénonçant un pouvoir israélien qui non seulement refusera de reconnaître sa politique criminelle exercée depuis des décennies mais plus grave encore, celui-ci manifestera clairement sa détermination de poursuivre obstinément sa politique de nettoyage ethnique tout en refusant catégoriquement à la Palestine la création d'un état indépendant. Face à cette perfidie sioniste, Edward Saïd dira que « L'autodétermination palestinienne n'a de sens que si son objectif est la liberté, la souveraineté et l'égalité, plutôt que l'asservissement perpétuel à Israël – Nous avons besoin d'une reconnaissance honnête de notre situation ».(15) Il dénoncera également les autorités Palestiniennes fantoches et corrompues qui ont été pitoyablement en-deçà des espérance de tous les Palestiniens « Je doute qu'il y ait un seul Palestinien regardant la cérémonie à la Maison-Blanche qui n'a pas ressenti qu'un siècle de sacrifices, de spoliation et de lutte héroïque n'a finalement servi à rien». (16) Il laissera entrevoir la douloureuse certitude d'un statu quo funeste qui allait forcément rendre la situation palestinienne plus inextricable et plus dramatique « Comment peut-on décemment continuer à parler de « paix » alors qu'Israël ne cesse, à force de pouvoir et d'arrogance, de démolir, d'interdire, de confisquer les terres, de procéder à des arrestations et de pratiquer la torture »(17)

L'accablant poids de l'exil et l'insoutenable sentiment de ne point posséder un « quelque part » entièrement à soi, assister au dépeçage de son pays et à des négociations de paix vouées à l'échec , faire face à un entourage intellectuel hostile et suspect ; toutes ces défaites n'ont pu ébranler la lucidité et la sagesse d'Edward Saïd et particulièrement celle de croire jusqu'à la fin ( pari improbable) en un monde meilleur affranchi de toutes les formes d'aliénation. « Si elle est authentique, la volonté de comprendre les autres cultures exclut toute ambition dominatrice. Là est l'humanisme. Sinon la barbarie l'emporte ». (18)

Edward Saïd se résignera à accepter et prôner l'illusoire alternative d'un Etat commun. Dans ses deux ouvrages, « Israël-Palestine : une troisième voie » et « La seule alternative », il pensera à un seul État démocratique laïque en Palestine pour les deux peuples «/ Le choix est clair, c'est soit l'apartheid, soit la justice et la citoyenneté pour tous... Le combat que nous menons est un combat pour la démocratie et l'égalité des droits, pour un état laïque dont tous les membres sont des citoyens égaux, et non pas un faux combat inspiré d'un lointain passé mythologique, qu'il soit chrétien, juif ou musulman./ ». (19) Disposé au dialogue et aux solutions pacifistes mais sans jamais cesser d'être toujours très méfiant et intransigeant, on s'aperçoit aujourd'hui que toute sa démarche était prophétique. Sa lutte ne s'arrêtera pas avec sa mort. Sa mission visait à nous impliquer, nous mobiliser, nous conscientiser à des conflits sociaux récurrents.

Il apparait sans nul doute que les Etudes postcoloniales ont rendu un fier service à l'humanité, ouvrant la voie à une réflexion plus large au sujet des méfaits d'une pensée colonialiste et de ses divers processus mis en œuvre dans un projet de domination et d'infériorisation de l'autre , que ce soit à travers des discours ou par le biais de profuses scénographies (Expositions universelles coloniales) et iconographies (cartes postales, brochures, photos, toiles, dessins...) instrumentalisés à cet effet. L'historien Pascal Blanchard Spécialiste du fait colonial a fait un travail remarquable dans le domaine de la démystification de cette même idéologie colonialiste dénoncée par Edward Saïd. L'historien publiera et codirigera plusieurs documentaires et ouvrages dont les Zoos humains (Arte, 2002) ou la Fracture coloniale, la société française au prisme des héritages coloniaux (2005, La Découverte). Son dernier ouvrage « Sexe, race et colonies » (2018, La Découverte) suscitera des réactions et des polémiques très violentes.

L'intellectuel et l'artiste ne peuvent rester indifférents face aux grandes crises morales qui secouent le monde et outragent l'humanité toute entière. « L'intellectuel ne déclame pas depuis le haut d'une montagne, il souhaite, cela va de soi, dire son mot là où il peut être le mieux entendu; et représenter son message de manière à influer sur un processus en cours». (20) Il y a à peine quelques semaines, en recevant le César du meilleur film documentaire, la Réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania prononcera un discours poignant en faveur des victimes palestiniennes à Gaza et dénoncera avec véhémence les crimes commis par Israël « C'est tellement horrible et personne ne peut dire qu'il ne savait pas. C'est le premier massacre en live-screen, en direct sur nos téléphones », dira-t-elle. Elle rappellera que les artistes doivent user de leur célébrité pour défendre la justice. Il y a plusieurs manières de faire disparaître un peuple : La première, rapide, nette et sans bavures, c'est celle des fours crématoires. La seconde c'est le procédé sioniste, très lent, imperceptible, machiavélique et inhumain. Celui-ci consiste à rendre la Palestine invisible en faisant disparaître sa matérialité unitaire collective physique géographique et historique, c'est aussi la faire disparaître de la mémoire de l'humanité ; Ainsi le monde restera indifférent aux souffrances des Palestiniens puisqu'ils ne sont qu'un amas d'individus errants et hostiles. Le temps achèvera ce processus ignoble. La mémoire du peuple au fil des générations finira inéluctablement par s'effacer par elle-même, ainsi le peuple sera dépouillé de tous moyens et de la volonté qui puissent lui permettre de réapparaître dans l'histoire avec son identité millénaire et sur sa propre terre natale. « Absents pour l'éternité », les Palestiniens étaient censés apprendre que « Quiconque est mis à la porte du lieu est également renvoyé du temps. ». C'était sans compter sur l'irréductible résilience des Palestiniens. Le récent film documentaire de la réalisatrice franco-algérienne Lina Soualem. «Bye bye Tibériade» (2023) nommé pour représenter la Palestine aux Oscars 2024, est un hymne à cette mémoire qui lutte pour rester vivante, authentique et sublime, pour témoigner et revendiquer. «Ce qui est fou, c'est que le monde extérieur a essayé d'effacer l'identité palestinienne. Un peuple sans terre pour une terre sans peuple. Il n'y avait pas de société selon l'imaginaire collectif. Ce qui est impressionnant et de l'ordre du miracle, c'est que les Palestiniens sont là. Ils continuent de se raconter, de vivre, et de se célébrer à travers la culture, les gestes du quotidien. Ils ont réussi à se dépasser malgré la violence de la perte... Ce qu'on nie aux Palestiniens, c'est leur humanité ». (21)

En 2017, le reporter et photographe français Bruno Fert publiera un livre au titre fort éloquent «Les Absents», en référence aux «présents absents», catégorie légale qui désigne les Arabes israéliens ayant fui ou été expulsés de leur maison en 1948. L'ouvrage du photographe exigera trois années de pérégrinations à la recherche des traces des villages palestiniens, aujourd'hui vestiges, ruines et localités fantômes. Les images, fruit d'une enquête visuelle remarquable sont accompagnées par un texte du grand historien et essayiste palestinien Elias Sanbar. Il leur a fallu un GPS et l'assistance de l'Association israélienne «Zochrot» pour se retrouver dans ce résidu apocalyptique d'une Palestine sublime. Faire parvenir un message, restituer une visibilité, une vie, un appel d'un passé constamment présent, tel est le but de ce projet, de ce parti pris : « Se contenter de voir pour que d'autres voient ». En 2015, sera publié pour la première fois à Madrid un livre important intitulé « Contre l'effacement : une mémoire illustrée de la Palestine avant la Nakba », (« Contra el olvido »: Un testamento visual de la sociedad palestina antes de la Nakba ») de la photographe espagnole Sandra Barilaro et de sa collègue journaliste Teresa Aranguren. Au courant de ce mois de février 2024, le même ouvrage sera republié en version anglaise sous le titre « Against Erasure: a Photographic Memory of Palestine Before the Nakba. » La publication de ce livre durant cette période d'épuration ethnique représente un événement exceptionnel. Selon le journal britannique « The Guardian », il est un exemple et une preuve de la vie palestinienne que beaucoup en « Israël » veulent faire comme si elle n'existait pas du tout. Le livre qui comprend une large collection d'images est un témoignage visuel de la société palestinienne, de ce qui existait avant la Nakba de 1948. Une société à part entière, une société riche et une terre abondante contrairement à l'ignominieuse propagande sioniste selon laquelle il s'agissait d'une terre sans peuple, pour les personnes sans terre. « La plupart des gens n'apprennent pas la Nakba à l'école. Ils n'apprennent pas l'histoire de cette terre, de ces gens. Et ils ne rencontrent certainement pas un sentiment de ce à quoi ressemblait la Palestine » dira l'auteure. Témoigner et militer contre «l'invisibilité, l'absence, l'oubli et l'effacement « n'est pas un acte inédit. Cette entreprise de résistance, cette opération d'érudition historique, d'archivage de photos, de documents et de témoignages, a commencé il y a bien longtemps, signé par des spécialistes palestiniens (22) soucieux de préserver un patrimoine inestimable que l'entité sioniste essaye d'ensevelir par tous les moyens imaginables. Chacun à sa manière luttera contre ce phénomène d'effacement. Cette compilation encyclopédique des données historiques, démographiques, géographiques et écologiques sur les villages disparus contribue non seulement à sauvegarder un patrimoine, une mémoire, une identité mais surtout à prouver que cet «Effacement» n'est pas le fruit du hasard ou une conjonction aléatoire d'événements mais bel et bien un plan préétabli par l'entité sioniste dès 1948 : Une épuration ethnique. Cet éveil mondial prophétisé par Edward Saïd est enfin arrivé.

L'humanité avait une vague idée de ce dont Israël était capable de commettre. Pourtant l'apartheid, les spoliations féroces, les incarcérations d'enfants et de femmes en totale violation avec le droit international ; tout cela constituait le lot quotidien des Palestiniens depuis des dizaines d'années. La visibilité et la mobilisation étaient absentes. Rendre visible et témoigner de l'horreur, susciter une indignation à grande échelle. Voilà ce qu'il fallait faire. On peut dire que la lutte d'Edward Saïd a été un triomphe total tant sur le plan intellectuel que politique. « Si nous voulons tous vivre – et c'est notre impératif -, il nous faut enflammer non seulement l'imagination de notre peuple mais aussi celle de nos oppresseurs. Et nous devons nous conformer aux valeurs humaines démocratiques». (23) Sa lutte continue à faire tomber les masques, à dévoiler le visage hideux d'un Occident (Etats-Unis, Europe, Israël) truffé de mythes, de mensonges, de

paradoxes et de méchanceté. Son combat nous a rendu l'espoir en L'Humanité et nous a permis de démentir cette thèse absurde d'un « Essentialisme » irréductible, et cela grâce à la richesse humaine de tous les exilés qui ont permis la réalisation de nouvelles unions basées sur la sagesse et l'envie sincère d'un « Vivre ensemble dans la paix » que rien ne peut défaire.

Partout dans le monde, sans distinction de race, de langue, de genre ou de religion, une humanité bigarrée se lèvera, convaincue de la justesse de la cause Palestinienne, pour dénoncer le mal et l'absurde. On verra apparaître un nouveau discours et un nouveau vocabulaire qui institueront un nouveau débat à l'échelle intellectuelle, politique, juridique, morale, humanitaire. (Apartheid, génocide, prison à ciel ouvert, épuration ethnique, nazification d'Israël...) On verra des intellectuels dénoncer le silence du monde et la falsification de l'Histoire (Noam Chomsky, Ilan Pappé, Edgar Morin...).

Tout le monde se mobilisera vigoureusement contre l'entité sioniste pour ses crimes abominables commis à l'égard des Palestiniens. Il y aura des ONG, des Institutions, des Collectifs , des Rapporteurs de l'ONU, des Organisations des Droits de l'homme, le Tribunal Russell sur la Palestine-2009, la plainte de l'Afrique du Sud à la Cour internationale de justice (CIJ) 2023, l'action judiciaire menée par le Collectif de juristes internationaux devant la Cour pénale internationale (CPI) 2024 , des interventions individuelles menées partout dans le monde par des cinéastes , des chanteurs, des philosophes , des politiciens. Il y a près d'un demi-siècle, en 1979, Edward Saïd inscrira pour l'Histoire ces paroles émouvantes et magiques qui se matérialisent encore et toujours après deux générations et une résistance inouïe. « Par certains côtés, nous sommes peut-être un peuple exceptionnel.

Nous avons fait montre d'une remarquable adaptation et sommes parvenus à une renaissance nationale encore plus remarquable ; nous avons gagné le soutien de tous les peuples du tiers-monde ; par-dessus tout, en dépit du fait que nous sommes géographiquement dispersés et séparés, en dépit du fait que nous ne disposons pas d'un territoire à nous, si nous sommes restés unis en tant que peuple, c'est largement parce que l'idée palestinienne (que nous avons tirée de notre propre expérience de la dépossession et de l'oppression qui nous exclut) a une telle cohérence que nous y avons tous répondu avec enthousiasme. » (24) Dénoncer, dévoiler, révéler, rendre visible ce qui a été occulté, oublié, enseveli. Exhumer le passé, les souvenirs. Déployer, dérouler des images, les archives, convoquer les mémoires, raviver les émotions afin d'obtenir justice et préserver les liens sacrés qui constituent l'identité. Aussi vague et ténue soit-elle, cette résilience insurrectionnelle permanente empêchera quiconque de vous effacer, de vous faire disparaître. Tel a été le testament d'Edward W.Saïd.

*Universitaire

Notes

15- Edward.Saïd « Oslo : le jour d'après », London Review of Books, 21 octobre 1993

16- Ibid.

17- Edward.Saïd, « Israël-Palestine, une troisième voie» Le Monde diplomatique, Août 1998

18- Edward.Saïd, « L'humanisme, dernier rempart contre la barbarie. » Le Monde diplomatique 09/ 2003

19- Edward.Said,«Israël, Palestine l'égalité ou rien», Dominique Eddé et Eric Hazan, Ed. La Fabrique, 1999

20- Edward.Saïd, « Les Intellectuels et le Pouvoir » p.p. 9-117, Edition du Seuil, 1996 21- Yemcel Sadou , «Ce qu'on nie aux Palestiniens, c'est leur humanité» : la réalisatrice Lina Soualem et sa mère, l'actrice Hiam Abbass célèbrent l'identité palestinienne dans «Bye bye Tibériade» France Télévisions - Rédaction Culture , Publié le 23/02/2024

22- Les Historiens Walid Khalidi, Al-Dabbagh, M.M, Elias Sanbar, Nur Masalha...

23- Edward.Saïd, « d'Oslo à l'Irak », Fayard, Paris, 2005.

24-Edward.Saïd, « The question of Palestine » Vintage Ed ,New York , 1979

Edward.Saïd, « La question de Palestine », p.42, Sindbad, Paris, 2010