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Politiques industrielles occidentales et droit international

par Joseph E. Stiglitz*

NEW YORK - Avec l'adoption de l'Inflation Reduction Act (IRA) l'an dernier, les États-Unis ont pleinement rejoint les autres économies avancées de la planète dans la lutte contre le changement climatique. L'IRA autorise en effet une augmentation majeure des dépenses de soutien aux énergies renouvelables, à la recherche et développement, ainsi qu'à d'autres priorités, et si les estimations quant aux effets de cette loi se révèlent peu ou prou correctes, l'impact sur le climat sera alors significatif.

Cette loi n'est certes pas conçue de manière idéale. N'importe quel économiste serait parvenu à rédiger une législation employant les fonds à meilleur escient. Mais la politique américaine est un univers désordonné, et la réussite doit être mesurée par rapport au champ des possibles, pas à un idéal. En dépit des imperfections de l'IRA, c'est mieux - beaucoup mieux - que rien. Le changement climatique n'allait pas attendre que l'Amérique remette en ordre sa maison politique.

Aux côtés du CHIPS and Science Act de l'an dernier - destiné à soutenir l'investissement, le secteur manufacturier national, ainsi que l'innovation en matière de semiconducteurs et autres technologies de pointe diverses - l'IRA oriente les États-Unis dans la bonne direction. Le texte raisonne au-delà de la finance, pour se concentrer sur l'économie réelle, au sein de laquelle il devrait contribuer à la redynamisation de plusieurs secteurs à la traîne.

Ceux qui insistent uniquement sur les imperfections de l'IRA ne rendent service à aucun de nous. En refusant de mettre en perspective la problématique, ils se rendent complices d'intérêts particuliers qui préféreraient que nous demeurions dépendants des combustibles fossiles. Au premier rang de ces détracteurs figurent les défenseurs du néolibéralisme et des marchés débridés. Remercions au passage cette idéologie pour ces 40 dernières années de croissance faible, d'inégalités croissantes, et d'inaction contre la crise climatique. Les partisans de cette conception ont toujours férocement plaidé contre les politiques industrielles telles que l'IRA, même après que les évolutions de la théorie économique aient démontré pourquoi ces politiques étaient nécessaires à la promotion de l'innovation et du progrès technologique.

C'est en effet en partie grâce aux politiques industrielles que les économies d'Asie de l'Est ont accompli leur «miracle» économique durant la seconde moitié du XXe siècle. De même, les États-Unis ont longtemps bénéficié de ces politiques - certes généralement dissimulées dans l'ombre du département de la Défense, qui a contribué à la création d'Internet, et même du premier navigateur en ligne. Le secteur pharmaceutique américain, leader au niveau mondial, repose lui aussi sur un socle de recherches fondamentales financées par l'État.

L'administration du président américain Joe Biden doit être saluée pour avoir ouvertement rejeté deux hypothèses clés du néolibéralisme. Comme l'a récemment expliqué Jake Sullivan, conseiller de Biden à la sécurité nationale, ces hypothèses consistent à affirmer que « les marchés répartissent systématiquement le capital de manière productive et efficiente », et que « le type de croissance importe peu ». Une fois comprise toute la défaillance de ces postulats, inscrire la politique industrielle à l'agenda devient une évidence.

 Nombre des plus grandes problématiques actuelles sont toutefois planétaires, et imposent par conséquent une coopération internationale. Même si les États-Unis et l'Union européenne atteignent le zéro émission nette d'ici 250, cela ne suffira pas à résoudre le problème du changement climatique. Le reste du monde doit en faire de même.

Malheureusement, l'élaboration récente des politiques au sein des économies développées n'est pas de nature à promouvoir la coopération mondiale. Songez au nationalisme vaccinal observé durant la pandémie, lorsque les riches pays occidentaux se sont accaparé les vaccins et la propriété intellectuelle (PI) permettant leur fabrication, faisant ainsi primer les profits des sociétés pharmaceutiques sur les besoins de milliards de personnes au sein des pays en voie de développement et des marchés émergents. Est ensuite survenue l'invasion russe en Ukraine, qui a conduit à l'explosion des prix énergétiques et alimentaires en Afrique subsaharienne et ailleurs, régions qui n'ont reçu quasiment aucune aide de la part de l'Occident.

 Pire encore, les États-Unis ont rehaussé les taux d'intérêt, ce qui a renforcé le dollar par rapport aux autres monnaies, et ainsi aggravé les crises de la dette dans les pays en voie de développement. Ici encore, l'Occident n'a pas réellement apporté son aide, seulement formulé des paroles. Le G20 avait certes auparavant convenu d'un cadre de suspension du service de la dette de manière temporaire pour les pays les plus pauvres de la planète, mais la véritable nécessité résidait dans une restructuration de la dette.

Dans ce contexte, l'IRA et le CHIPS Act pourraient bien renforcer l'idée que les pays en voie de développement font l'objet d'un deux poids, deux mesures - que la primauté du droit ne s'applique qu'aux pauvres et aux faibles, tandis que les riches et puissants peuvent agir comme bon leur semble. Depuis des décennies, les pays en voie de développement se heurtent à un droit international qui les empêche de subventionner leurs industries naissantes, au motif que ces subventions fausseraient les règles du jeu. Or, ces pays ont toujours su que les règles du jeu n'étaient pas équitables, l'Occident détenant la totalité de la connaissance ainsi que de la PI, et n'hésitant pas à en accumuler autant que possible. Les États-Unis se montrent aujourd'hui beaucoup plus disposés à fausser les règles du jeu, et l'Europe s'apprête à en faire de même. Bien que l'administration Biden prétende demeurer attachée à l'Organisation mondiale du commerce ainsi qu'aux « valeurs communes sur lesquelles elle repose : concurrence équitable, ouverture, transparence et primauté du droit », ce discours sonne creux. Les États-Unis n'ont toujours pas permis la nomination de nouveaux juges au sein de l'organe de règlement des différends de l'OMC, veillant ainsi à ce que celui-ci ne puisse agir contre les violations des règles du commerce international.

Certes, l'OMC présente bien des lacunes, sur nombre desquelles j'ai attiré l'attention au fil des années. Ce sont pour autant les États-Unis qui ont le plus œuvré pour façonner les règles actuelles durant l'âge d'or du néolibéralisme. Quelle est la signification lorsque le pays à l'initiative de la rédaction des règles tourne le dos à celles-ci lorsqu'il devient plus commode de les ignorer ? De quel genre de « primauté du droit » parlons-nous alors ? Si les pays en voie de développement et les marchés émergents avaient ignoré les règles de la PI de manière aussi flagrante, plusieurs dizaines de milliers de vies auraient été sauvées durant la pandémie. Ils n'ont cependant pas franchi la ligne, ayant appris à en redouter les conséquences.

En adoptant des politiques industrielles, les États-Unis et l'Europe reconnaissent ouvertement la nécessité que soient réécrites les règles. Cela prendra néanmoins du temps. Dans l'attente, pour éviter que ne s'accentue (à juste titre) l'amertume des pays à revenu faible ou intermédiaire, les gouvernement occidentaux doivent créer un fonds technologique permettant aux autres de compenser leurs dépenses nationales. Ceci permettrait au moins d'améliorer quelque peu l'équité des règles du jeu, tout en favorisant ce type de solidarité mondiale dont nous aurons besoin pour affronter la crise climatique et les autres défis planétaires.



Traduit de l'anglais par Martin Morel

*Lauréat du prix Nobel d'économie, est professeur à l'Université de Columbia - Et membre de la Commission indépendante pour la réforme de l'impôt international sur les sociétés.