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Les propositions audacieuses d’Elizabeth Warren doivent aller encore plus loin

par Daron Acemoglu*

CAMBRIDGE - Oubliez le marché boursier et le faible niveau de chômage : l’économie des États-Unis ne fonctionne pas. La croissance de la productivité, baromètre de la santé économique d’un pays, demeure historiquement bas. Les salaires médians, indicateur du niveau de vie de la classe moyenne, ont à peine augmenté depuis quarante ans. Les inégalités atteignent des sommets, et le pouvoir de marché se trouve de plus en plus concentré entre les mains d’une poignée de sociétés. Les Américains ont longtemps regardé de haut l’Europe comme une terre d’entreprises protégées par l’État et non compétitives. Aujourd’hui, les marchés européens dans la plupart des secteurs apparaissent plus compétitifs qu’aux États-Unis.

La complaisance de la classe politique américaine vient accentuer ces problèmes. Depuis des années, deux approches typiques dominent les débats de politique économique. La droite s’agrippe à la conviction d’une croissance par « ruissellement », qui consiste à entreprendre tout ce qui peut favoriser les affaires, puisque la rentabilité des entreprises dynamisera l’investissement, l’emploi et les salaires. Or, il apparaît en réalité que le fait de servir les intérêts des grandes entreprises, tout en réduisant les réglementations, n’encourage ni la concurrence, ni une forme d’innovation nécessaire pour booster la croissance de la productivité. La démarche consistant à se rallier aux patrons au détriment des travailleurs et des consommateurs est peut- être bonne pour les actionnaires, mais elle ne produit aucune croissance saine des salaires pour les Américains moyens.

De son côté, la gauche se concentre principalement sur la redistribution, en s’emparant dernièrement de propositions autour d’une taxe sur la richesse qui permettrait de financer des transferts plus généreux, voire un revenu universel de base. Il ne fait aucun doute que l’économie américaine nécessite davantage d’investissements dans les infrastructures, un meilleur filet de sécurité sociale, et des mesures plus fortes de lutte contre la pauvreté. L’imposition des plus fortunés s’élève à un niveau historiquement bas, alors même que les États-Unis ont cruellement besoin de plus grandes recettes et dépenses fédérales. Pour autant, historiquement, aucune société n’a jamais atteint une prospérité plus largement partagée au seul moyen de la redistribution.

La prospérité partagée repose généralement sur trois piliers. Premièrement, la redistribution budgétaire implique d’utiliser les recettes fiscales issues des plus fortunés pour fournir des services publics et des transferts aux plus défavorisés. Le deuxième pilier réside dans une offre abondante d’emplois assurant des salaires relativement élevés ainsi qu’un certain degré de stabilité, ce qui dépend de l’existence de lois de protection des travailleurs (sans lesquelles les employeurs se tourneront vers des emplois de moindre qualité, à salaires moins élevés).

Troisième pilier, une croissance régulière de la productivité est nécessaire pour favoriser la croissance des salaires au sein de la population. Cette croissance de la productivité, génératrice de salaires plus élevés, exige une forme spécifique de changement technologique, d’une nature qui ne vise pas à éliminer les travailleurs du processus de production. Mais elle nécessite également la présence de réglementations permettant d’empêcher une ou plusieurs grandes entreprises d’exercer une domination excessive sur un secteur ou sur l’économie entière.

Jusqu’à présent, la nécessité d’emplois de qualité a été largement absente des débats politiques. Dans un récent discours de campagne, la sénatrice du Massachusetts Elizabeth Warren, qui figure parmi les candidats majeurs à l’investiture démocrate pour la présidentielle, a toutefois coché toutes les bonnes cases. Se démarquant de sa position précédente autour d’une taxation des super-riches et d’une redistribution, Warren a en effet souligné désormais l’importance d’une croissance à large base, et a su identifier plusieurs des problèmes structurels qui expliquent la stagnation de la productivité américaine.

Espérons que ce discours constituera un tournant pour la campagne de Warren, et pour les Démocrates plus généralement. Pour autant, même si ce tournant a lieu, les Démocrates doivent aller plus loin encore dans le traitement des causes profondes du malaise économique américain. La sénatrice a raison de dénoncer la corruption et la concentration du marché (notamment dans le secteur technologique). Elle a raison de promouvoir une plus grande protection pour les travailleurs, et de vouloir leur conférer davantage de poids dans la gouvernance des entreprises. Pour autant, elle ne propose pour l’heure qu’une solution partielle.

Imaginons que le salaire minimum fédéral soit augmenté pour atteindre 18 $ de l’heure, et que les travailleurs se voient attribuer des sièges aux conseils d’administration. Le problème fondamental de productivité existerait toujours, à ceci près que de nombreuses entreprises automatiseraient encore davantage de tâches pour réduire leurs effectifs. C’est pourquoi toute stratégie de changement de trajectoire technologique pour l’économie doit prévoir un certain nombre de protections pour les travailleurs. La part du travail dans le revenu national s’effondre depuis une vingtaine d’années, et cela pour deux raisons : remplacement à grande échelle des travailleurs par les machines au sein des entreprises, et perte simultanée du pouvoir de négociation des travailleurs.

L’automatisation conduit certes à une croissance plus rapide de la productivité, mais pas lorsqu’elle est menée dans l’excès - c’est-à-dire lorsque les entreprises automatisent des processus qui pourraient encore être assurés de manière plus productive par des êtres humains. Quand les entreprises se concentrent exclusivement sur l’automatisation, elles risquent de se priver des gains qui auraient pu résulter de l’optimisation technologique de la productivité de leurs travailleurs.

La question consiste ainsi à déterminer pourquoi une telle poussée en direction de l’automatisation a eu lieu dans l’économie des États-Unis. Pour commencer, les politiques fiscales américaines en sont venues à subventionner les investissements en capital, ce qui a engendré un scénario pervers dans lequel les entreprises parviennent en réalité à tirer profit de l’utilisation de machines moins productives, puisque la paye est taxée, alors que l’adoption de robots se trouve subventionnée via différents crédits d’impôt et autres amortissements accélérés. Par ailleurs, le business model prédominant, notamment celui des sociétés du Big Tech, oriente aujourd’hui la trajectoire du développement technologique pour l’économie entière. Plus l’Amérique des entreprises se concentrera sur l’automatisation, moins l’investissement s’opérera dans des technologies susceptibles d’améliorer la productivité des travailleurs.

Dans le même temps, le soutien public à la recherche et développement de base a chuté vertigineusement ces dernières décennies. Historiquement, les fonds publics ont joué un rôle essentiel dans la mesure des recherches conduites, mais également dans leur direction. Nombre des innovations les plus conséquentes de l’après-guerre - des premiers ordinateurs aux antibiotiques, en passant par les capteurs ou encore Internet - ont été poussées par une demande de l’État, et par un généreux soutien public continu. Ces avancées majeures ont créé de nouvelles opportunités productives pour les travailleurs, et alimenté la croissance des emplois de qualité au sein de l’économie. Les financements publics déclinant aujourd’hui, les nouvelles recherches s’axent de plus en plus sur des paradigmes existants, et suivent la voie d’une résistance minimale à une automatisation qui remplace les travailleurs.

Pour être efficace, les programmes de politique économique du XXIe siècle devront fixer la trajectoire du développement et du déploiement technologique, tout en rétablissant le pouvoir de négociation des travailleurs. Fort heureusement, ces deux objectifs sont complémentaires. La poursuite du cours normal des affaires, dans lequel les grandes entreprises fixent les programmes, ne pourra conduire qu’à toujours plus d’automatisation. Par opposition, une voix plus influente de la part des travailleurs, associée à une stratégie d’innovation déterminée de manière plus démocratique, orienterait les États-Unis à la fois vers une productivité accrue et vers de meilleures opportunités pour une majorité de citoyens.
Espérons que le nouvel accent placé par Elizabeth Warren constitue un premier pas dans cette direction.

Traduit de l’anglais par Martin Morel
*Professeur d’économie au MIT, est coauteur (avec James A. Robinson) de l’ouvrage intitulé The Narrow Corridor: States, Societies, and the Fate of Liberty.