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L'effaceur

par Hatem Youcef

Il ne s'agit pas du film américain où Arnold Schwarzenegger efface tous ceux qui veulent à tout prix effacer le témoin qu'il a pour mission de protéger, quand même celui-ci nous gratifia d'un petit passage chez nous sans heureusement s'adonner à ladite mission que d'autres ont assumée à sa place. Il est plutôt question de ce stylo à feutre qui défait le travail des autres stylos; il s'agit de l'effaceur et/ou efface-encre.

Ils sont loin les temps où la gomme accompagnait le crayon et n'intervenait que très rarement, surtout pour gommer l'encre. Non pas qu'il n'y ait plus de gomme, mais l'effaceur a pour ainsi dire pris sa place et a davantage valorisé l'activité d'effacement. L'effaceur est devenu en peu de temps un élément clé de la trousse scolaire et du trousseau de stylos des élèves, des étudiants, mais aussi de certains de leurs enseignants. Seuls les enseignants en charge de la surveillance des examens sont à même «d'apprécier» les ravages de ce stylo ventru qu'élèves et étudiants utilisent en alternance avec le stylo à bille bleu ; écrivant deux mots avec l'un et effaçant un mot avec l'autre. Ce stylo passe d'une main à une autre et souvent c'est le surveillant lui-même qui se charge de l'acheminer d'une table à une autre. L'effaceur est révélateur de la réussite du programme d'abêtissement qu'on a imposé à des générations d'Algériens. Nos enfants ne savent plus écrire une phrase simple sans recourir à la magie de l'effaceur, ils ne peuvent pas aligner plus de deux mots sans que cet instrument ne s'en mêle pour enduire de sa peinture blanche l'impropriété qui ne constitue point un accident, mais plutôt une seconde nature. L'effaceur nous renseigne efficacement sur l'échec de nos systèmes éducatifs et du projet éducatif dans sa totalité. Il faut dire que l'effaceur n'est que le produit de cette multitude de systèmes éducatifs qui se sont succédé en s'effaçant les uns les autres.

Cette logique d'effacement procède évidemment d'une logique traditionnelle qui veut que l'on balaie les traces de son prédécesseur, rival, ami pour prendre sa place comme cela s'est fait pendant la révolution qui ambitionnait de mettre un terme à l'entreprise diabolique du colonialisme français qui œuvrait à faire disparaître l'élément algérien de cette vaste étendue de l'Afrique du Nord qu'il voulait s'accaparer et annexer à la France. 132 ans ne sont pas arrivés à bout de cette algérianité tenace qui fut recouvrée en 1962 non sans le sacrifice des meilleurs Algériens. Une fois l'indépendance acquise, c'était à qui effacerait l'autre ; il y eut ce fameux ?sept ans barakat' qui se voulait un cri à l'adresse de ceux qui voulaient s'effacer pour une histoire de fauteuil et le fameux clan prit le pouvoir et y installa un président qui ne tarda pas à être dégommé pour laisser sa place à un autre qui ne connut pas le même sort, mais fut quand même effacé de la mémoire des gens une fois mort. Depuis, c'est la même rengaine et à tous les niveaux.

Alors que d'autre écrivent jalousement leur histoire, nous confions la nôtre à l'effaceur. Il n'est pas surprenant donc de voir l'effaceur prendre l'importance qui est la sienne maintenant. Et quand le correcteur vient à corriger les copies des élèves ou étudiants, il constate non sans amertume les ravages de l'effaceur. Qui sait, Schwarzenegger venait peut-être nous dire sa gratitude de lui fournir l'inspiration de son film.