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C’est l’âme de l’Inde qu’on viole

par Jayati Ghosh*

NEW DELHI - L’injustice, les discriminations et la violence n’ont rien d’exceptionnel en Inde. Mais elles sont aujourd’hui normalisées, permises, voire encouragées par l’État, qui défend une forme agressive du nationalisme hindou, favorisant une justice de plus en plus sommaire. La diversité de l’Inde et son héritage civilisationnel complexe sont aujourd’hui menacés et, avec eux, les fondations mêmes de la démocratie indienne.

Au mois d’août, le gouvernement du Premier ministre Narendra Modi a ôté à l’État du Jammu-et-Cachemire, seul territoire à majorité musulmane du pays, le statut particulier qui lui accordait une large autonomie, pour le diviser en deux « territoires de l’Union », sur lesquels le pouvoir central exerce désormais un contrôle plus direct.

Afin d’éviter des troubles, le gouvernement a déployé des milliers de soldats au Jammu-et-Cachemire avant d’annoncer le changement de statut. Puis il a assigné à résidence des dirigeants politiques locaux de premier plan, dont certains anciens alliés du Bharatiya Janata Party (BJP), le parti hindouiste actuellement au pouvoir, décrété le couvre-feu pour les résidents, restreint les déplacements vers l’État, vers l’extérieur et à l’intérieur, imposé, enfin, le silence aux médias et coupé les télécommunications.

Des mois plus tard, la plupart des Cachemiris n’ont toujours pas accès à Internet. Malgré l’isolement, des informations sporadiques dressent un sombre portrait de la répression par les forces armées. Des civils semblent avoir été sévèrement blessés en raison des techniques de maintien de l’ordre employées (usage de gaz lacrymogènes et de fusils à plombs) ; des milliers d’habitants, dont des enfants de neuf ans, croupissent en prison.

Mais plutôt que de défendre les droits des citoyens du Cachemire, la Cour suprême indienne a reporté les audiences des cas qui lui ont été soumis. Quant au reste de la population du pays, il ignore dans sa grande majorité, quand il ne les accepte pas, voire ne les applaudit pas, les violences commises dans l’État du Jammu-et-Cachemire.

Le nord-est de l’Assam est le théâtre d’une autre horreur. Au mois d’août, les autorités ont rendu public le « registre national des citoyens de l’État » (National Register of Citizens - NRC), qui exclut quelque deux millions de personnes n’ayant pu fournir la preuve que le nom d’un de leurs ascendants figurait sur les registres électoraux du 24 mars 1971, une date arbitraire, essentiellement fixée pour identifier les migrants musulmans. Beaucoup de ces gens, devenus de fait apatrides, ont été envoyés dans des camps de rétention, où ils vivent dans des conditions scandaleuses.

Trahissant la finalité xénophobe du projet, son architecte, le ministre de l’Intérieur de l’Union a qualifié ces personnes, dont beaucoup sont nées en Assam ou dont la famille y vit depuis des décennies, de « termites », le terme utilisé pour les immigrants bangladais illégaux. Il a aussi promis que le gouvernement du BJP « attrapera un par un les infiltrés et les jettera dans le golfe du Bengale ».

Ici, au lieu de temporiser, la Cour suprême indienne est active ; elle est à l’origine du processus et y contribue. Elle veille, tandis que le gouvernement du BJP construit dans tout le pays des camps de rétention, à la préparation de l’extension du programme à l’ensemble du pays - une initiative probablement plus agressivement encore dirigée contre les musulmans.

Si le NRC vise implicitement la marginalisation des musulmans, certains hindous en ont été écartés. Raison pour laquelle le gouvernement tient à faire valider un nouveau projet d’amendement à la loi sur la citoyenneté, favorisant la naturalisation des réfugiés hindous, jaïns, bouddhistes, sikhs, zoroastriens ou chrétiens d’Afghanistan, du Bangladesh et du Pakistan. Les musulmans en sont exclus.

Quoique le projet soit ouvertement inconstitutionnel, il a déjà été approuvé par la chambre basse, le Lok Sabha, et semble jouir d’un large soutien dans la population. Il lui manque seulement l’aval de la chambre haute, le Rajya Sabha, pour avoir force de loi.

Les musulmans ne sont pas le seul groupe confronté aux discriminations et aux violences dans l’Inde d’aujourd’hui. Les nationalistes hindous prennent également pour cible les dalits, longtemps marginalisés, qui forment les groupes inférieurs dans la rigide hiérarchie indienne des castes. Lors de la seule année 2016, plus de 40 000 crimes et délits ont été répertoriés contre des membres des basses castes. L’année dernière pourtant, un arrêt de la Cour suprême, affaiblissant la loi sur les castes et tribus « répertoriées », dite de prévention des atrocités (Scheduled Cast ans scheduled tribes [Prevention of Atrocities] Act), destinée à protéger les groupes des basses castes, avait déclenché d’importantes manifestations.

En outre, l’Inde continue de manquer à ses devoirs envers les femmes, confrontées à des taux élevés de violences sexuelles. Les victimes qui témoignent sont souvent sanctionnées beaucoup plus sévèrement (harcèlement au travail, licenciement, recrudescence des violences, et parfois même la mort) que leurs agresseurs. L’institution judiciaire est lente ; les autorités méprisent souvent ouvertement les plaignantes ; et la justice est rarement rendue, surtout lorsque l’accusé est puissant et a des relations haut placées.

Ce mois-ci, dans l’Uttar Pradesh, une femme de vingt-trois ans qui avait déposé plainte après avoir été victime d’un viol collectif l’année dernière, a été brûlée vive tandis qu’elle se rendait à une audience au tribunal. Parmi ses agresseurs se trouvaient deux des cinq accusés, qui avaient été libérés sous caution. La jeune femme est morte quelques jours après, des suites de ses blessures. Depuis, deux autres femmes ayant survécu à un viol ont été tuées dans ce même État de l’Uttar Pradesh.

Même lorsque les agresseurs sont condamnés, c’est parfois plus par une justice expéditive qu’en application des règles de droit. Le viol collectif et l’assassinat d’une jeune vétérinaire, près de la ville méridionale d’Hyderabad, en offrent un triste et récent exemple. La police locale s’est d’abord montrée négligente et indifférente. Lorsque la famille de la victime a voulu signaler la disparition, les agents ont refusé de prendre sa déposition et l’ont renvoyée vers un autre poste de police, au prétexte que celui-ci était compétent pour le dernier domicile connu de la jeune femme. Plusieurs heures se sont ainsi écoulées avant que les recherches ne commencent.

Quatre hommes ont été accusés du viol et du meurtre de la jeune femme, qui ont déclenché une vague de protestation, certaines femmes ou responsables politiques appelant même au lynchage des violeurs. Soumise à cette forte pression, la police a rapidement arrêté les suspects, les aurait amenés à une reconstitution, sous un pont, où auraient été retrouvés les restes de la victime, et les a abattus (assurant qu’ils avaient tenté de s’emparer de ses armes et qu’elle avait été contrainte de tirer).

Ces exécutions extrajudiciaires sont assez populaires en Inde. Les procès équitables et le respect du droit sont loin d’apporter, semble-t-il, autant de satisfactions qu’une vengeance rapide. Pendant ce temps, personne ne lutte sérieusement contre l’insécurité à laquelle les femmes sont quotidiennement confrontées, ni contre l’impunité de violeurs avérés qui ont plus de pouvoir politique.

La plongée rapide de l’Inde dans la xénophobie, la violence et l’irrationalité - évoquant le soutien dont jouissent, ailleurs dans le monde, les leaders et les causes populistes - est sous-tendue par d’importants problèmes économiques. La baisse de la demande, de l’emploi et de la consommation a créé beaucoup de fragilités et de frustrations. Mais c’est la responsabilité des politiciens d’avoir canalisé ces émotions vers le nationalisme et d’avoir poussé les nationalistes à des comportements violents. Maintenant que le BJP a fait tout cela, est-il capable - le veut-il seulement ? - d’exorciser les démons qu’il a libérés ?

Traduit de l’anglais par François Boisivon
*Professeure d’économie à l’université Jawaharlal Nehru à New Delhi - Secrétaire exécutive d’International Development Economics Associates et membre de la Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés (ICRICT).