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Les dirigeants européens à la rescousse des populistes italiens

par Yanis Varoufakis*

ATHÈNES – L’Italie est aujourd’hui en première ligne de la bataille de l’euro. Matteo Salvini, vice-Premier ministre, est poussé par des vents politiques favorables qui pourraient, après les élections au Parlement européen du mois de mai, renforcer son pouvoir de nuisance dans l’Union. Il est à la fois fascinant et déconcertant que la xénophobie au fondement de l’autorité croissante du patron de la Ligue soit un produit de l’architecture défaillante de la zone euro et des reproches politiques qui pleuvent sur elle.

Dans son évaluation annuelle des déséquilibres économiques affligeant chacun des États membres, récemment rendue publique, la Commission européenne attribue au gouvernement italien les difficultés du pays à maîtriser une dette à laquelle, poursuit le rapport, est imputable la faible croissance des revenus transalpins. Selon la Commission, la réticence du gouvernement à réduire son déficit budgétaire effraie les marchés obligataires, porte à la hausse les taux d’intérêt sur les obligations souveraines et par conséquent restreint les investissements.

Rien ne pourrait faire plus plaisir à Salvini. Ce rapport lui offre une belle occasion de désigner la Commission comme la responsable des problèmes que rencontre l’Italie et d’affirmer qu’à la vérité ce sont les politiques d’austérité budgétaire de l’UE qui ont bridé la croissance, mené l’économie au bord d’une nouvelle récession et conduit à l’élection du gouvernement populiste aujourd’hui dominé par… Salvini lui-même. Et comme si cela ne suffisait pas, les menaces lancées par la Commission de pénaliser l’Italie si elle n’imposait pas une austérité encore plus drastique ont inquiété les opérateurs du marché obligataire et poussé les taux d’intérêt à la hausse sur les emprunts d’État.

La tragédie italienne, c’est que la Commission et Salvini ont tous deux raison – mais aussi tous deux tort. Il est juste de dire qu’en annonçant que son gouvernement renonçait à imposer les niveaux d’austérité sur lesquels le pays s’était engagé, Salvini a alarmé les investisseurs, fragilisé la dette italienne et provoqué une fuite des capitaux. Mais il est non moins juste d’affirmer que les règles budgétaires de la Commission, si elles avaient dû être strictement appliquées, auraient causé une récession qui, de toute façon, aurait fragilisé la dette italienne.

Lorsque deux explications antagoniques du même phénomène sont également justes, elles sont nécessairement incomplètes, même si chacune saisit certains aspects de la réalité observée. Il n’est pas inutile, dans ce cas, de décentrer son point de vue, afin de porter sur le problème un regard neuf. Pour ce qui concerne l’affrontement entre Bruxelles et Rome, je crois que le nouveau point de vue se situe à l’autre bout du monde : à Tokyo.

L’Italie est à plus d’un titre le Japon de l’Europe. Les deux économies se caractérisent par un fort secteur industriel tourné vers les exportations, par un excédent de la balance des paiements courants, par une situation similaire des termes de l’échange, une démographie préoccupante et, après des années de prêts imprudents, par des banques moribondes. En outre, elles se ressemblent aussi dans la structure de leur passif financier, composé d’une dette privée relativement faible et d’une dette publique très élevée.

À la différence de l’Italie, le centre politique tient encore bon au Japon car le revenu médian a légèrement augmenté, tandis que l’économie était stabilisée par une banque centrale émettant de la monnaie comme si les lendemains n’existaient pas et des gouvernements lançant les uns après les autres des plans de relance budgétaire. Si l’État japonais avait dû fonctionner avec les mêmes restrictions que celles qui sont imposées à l’Italie par les règles budgétaires et monétaires des traités européens et de la zone euro, la société japonaise serait aujourd’hui sens dessus dessous.

De fait, si le financement de l’économie et du système bancaire japonais avait été confié à une banque centrale extérieure vouée à renforcer l’austérité budgétaire et à contraindre les liquidités, un cercle vicieux de banques insolvables, de hausse des rendements obligataires et de forces récessionnistes eût été inévitable. Un populisme politiquement toxique n’aurait pas tardé à émerger, avec les mêmes récits antagoniques quoique compatibles que nous pouvons entendre aujourd’hui de la Commission européenne et du gouvernement italien.

Une comparaison au sein même de l’Europe fait un peu plus de lumière sur le casse-tête auquel l’Italie et la zone euro sont confrontées. L’Espagne et l’Italie ont un rapport à peu près identique de leur dette à leur PIB (298,3 % et 301 % respectivement). Pourquoi donc parle-t-on sans cesse de la dette italienne et passe-t-on sous silence celle de l’Espagne ? Réponse : la dette espagnole est privée à 67 % tandis que la dette italienne est publique à 64 %.

En théorie (et en droit), la Banque centrale européenne n’est pas autorisée à monétiser de la dette, que celle-ci soit publique ou privée. En pratique pourtant, la BCE s’est avérée capable – et désireuse – de monétiser de la dette privée, en acceptant tout simplement de garantir des titres ne valant pas même le papier sur lequel ils étaient imprimés, comme les crédits hypothécaires italiens et les reconnaissances de dette signées par les banques grecques. En revanche, la BCE a refusé pendant des années d’acheter de la dette publique et a décidé, lorsqu’elle y a consenti, d’exclure de son programme de rachats d’actifs de vastes segments des obligations souveraines. Pour le dire simplement, les pays dont la dette était majoritairement détenue par le secteur privé, comme l’Irlande ou l’Espagne, ont fait beaucoup mieux que des pays comme l’Italie.

Les champions de la zone euro répondront qu’il est juste que les pays soient pénalisés pour avoir permis à la dette publique de prendre de telles proportions. Le parti pris idéologique contre tout ce qui est public ne se limite pas aux services de distribution d’énergie et d’eau, de téléphonie ou aux chemins de fer. La propension des agences de notation à abaisser la note des obligations souveraines d’un État dont le gouvernement remet en question les idées reçues renforce l’hypothèse néolibérale selon laquelle la dette privée est, par définition, moins gênante que la dette publique.

Mais les fondamentalistes de l’économie de marché eux-mêmes devraient comprendre à quel point cette hypothèse est fragile. Si la crise de 2008 nous a enseigné quelque chose, c’est que les risques sont trop dangereusement endogènes. Même en l’absence de toute corruption, notations et choix politiques sont co-déterminés : si les agences de notation sentent que la BCE va restreindre la liquidité italienne, elles ont le devoir envers leurs clients d’abaisser la note des obligations souveraines italiennes. Et si la BCE prévoit que ces obligations seront rétrogradées, ses règles lui imposent de cesser de soutenir la liquidité du secteur bancaire italien.

Lorsqu’un chantier d’infrastructure doit être lancé, qu’importe si l’État ou des promoteurs privés empruntent pour le financer ? Dans la zone euro, pourtant, la BCE a beaucoup plus de marges de manœuvre pour refinancer une dette tendue si cette dernière est privée plutôt que publique. Or c’est un choix politique et non la traduction d’une réalité économique. Si la dette publique de l’Italie est moins bien notée que sa dette privée, ce n’est pas en raison de l’infériorité intrinsèque de la première, mais par volonté politique des dirigeants européens. Et ce choix, en cautionnant un politicien autoritaire, se retourne aujourd’hui contre eux.

Traduit de l’anglais par François Boisivon
*Ancien ministre des Finances grec, est professeur d’économie à l’université d’Athènes