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Le grand combat politique du moment : Passer de la légitimité révolutionnaire et de l'Etat patrimonial privé à la légitimité populaire et à l'Etat de droit démocratique

par Mourad Benachenhou

  Depuis des millénaires, les philosophes comme les hommes de scien ce, et quelle que soit la sophistication des instruments qu'ils emploient dans leurs recherches, n'ont pas réussi à déterminer qui venait en premier : l'œuf ou la poule. Et il est peu douteux qu'on ne puisse jamais trouver une réponse définitive à cette énigme de la Nature.

La légitimité fonde la légalité

Mais, en politique, il est avéré que la légitimité vient avant la légalité ; c'est la légitimité du dirigeant ou groupe restreint,-reconnu par une collectivité de personnes,- qui constitue le fondement du droit de créer le droit, c'est-à-dire d'élaborer, d'adopter, d'enregistrer et d'appliquer les règles qui régissent cette collectivité. Si la légitimité de ceux qui détiennent les rênes du pouvoir, est remise en cause par la collectivité, même la conception et l'application de leurs lois sont rejetées de manière plus ou moins directe et plus ou moins violente.

Sans légitimité des législateurs et de ceux qui veillent à l'application des lois, le désordre, sous ses formes les plus douces ou les plus féroces, prend pieds dans la société. C'est là une loi universelle qui peut toucher les pays les plus avancés comme les plus arriérés, quelles que soient les forces dont disposent les pouvoirs en place pour veiller à imposer leur légalité en dépit de l'opposition de la collectivité en cause.

L'histoire de l'Algérie peut être prise comme exemple de cette loi universelle de la politique

Plusieurs fois dans son histoire contemporaine, l'Algérie à vécu la confrontation entre la légalité et la légitimité.

La période la plus dramatique de cette histoire a, évidemment et sans conteste, été la guerre de libération nationale.

Il n'y a pas de colonialisme heureux et généreux

Quelle que soit, par ailleurs la connaissance qu'en ont les générations actuelles, ou les appréciations qu'ils peuvent porter sur ceux qui ont survécu à ses peines et ses souffrances, comme à ses blessures, physiques ou psychologiques, il faut rappeler et souligner que la guerre de libération nationale a été l'évènement majeur qui a marqué l'histoire contemporaine de notre pays. On est si loin de ces évènements qu'on n'établit plus aucun lien entre eux et la période actuelle, qui a ses propres problèmes et ses propres perspectives.

Il n'en demeure pas moins que sans les sacrifices des générations qui ont eu à subir les affres de la violence coloniale comme le poids des souffrances qu'elles ont acceptées de supporter lorsqu'elles se sont soulevé contre l'occupant de leur sol, l'Algérie n'aurait pas connu une indépendance qui a ouvert à son peuple des chemins dont il n'aurait même pas pu rêvé sous le joug colonial totalitaire, et lui a permis, qu'on le reconnaisse ou pas, d'accomplir des progrès impossibles à imaginer, que serait-ce à réaliser, sous la domination du système colonial. Il n'y a pas de colonialisme « généreux et heureux, » et de « colonisé prospère et satisfait, » et le colonialisme français n'a pas été moins raciste et méprisant envers la « population indigène » des pays auxquels il s'est imposé, que les colonialismes anglais, hollandais, portugais, ou espagnol. Le regretter est comme, pour le cancéreux, finalement guéri, regretter le « bon vieux temps » de sa maladie.

Le dur combat pour la légitimité d'un gouvernement des Algériens par les Algériens

La vie de tout peuple est une suite de combats, dont les objectifs et les armes, comme les circonstances, changent avec le temps. Mais si le peuple algérien avait échoué à arracher, par le feu et le sang, son indépendance, son désespoir aurait autrement plus profond qu'il ne l'est maintenant.

Si difficile que soit la présente situation, et si fortes soient les angoisses qu'elle suscite légitimement, il n'en demeure pas moins que tous les acteurs et actrices de ce drame actuel sont des citoyennes et citoyens de l'Algérie qui, malgré leurs divergences, ne peuvent que vouloir la paix et la sérénité revenir dans le pays qu'elles et eux partagent. Il est vrai que, par certains aspects, la situation que confrontent les générations actuelles, a des similitudes avec celle qu'ont vécue les générations qui se sont dressé contre le système colonial, toutes choses étant égales par ailleurs.

Dans les deux cas, s'est posé le problème de la distinction entre légalité et légitimité, tout en soulignant que la comparaison est d'ordre abstrait, et qu'il faut reconnaitre que

- la légitimité du pouvoir colonial n'a jamais été pleinement reconnue par la majorité du peuple algérien, bien qu'il fut obligé d'accepter, avec réticences, la légalité coloniale, imposée par la brutalité, la violence, le feu et le sang, et

- que la légalité construite depuis l'indépendance n'a rien à voir, dans les objectifs comme dans le contenu, avec la légalité coloniale.

La guerre de libération nationale : une guerre pour détruire la légitimité du système colonial et substituer à sa légalité celle du mouvement nationaliste algérien

Le fait est que la guerre de libération nationale a ébranlé la légitimité du système colonial, qui, pourtant, persistait à imposer ses lois, selon ses propres objectifs, sa propre moralité, ses propres spécificités institutionnelles, ses propres mécanismes, et ses propres moyens d'action.

Cette guerre a été un combat entre deux légalités et deux légitimités :

-La légalité de l'organisation ALN/FLN, soutenue par la légitimité spontanée que lui reconnaissait un partie importante de la population algérienne, parce qu'essentiellement le leadership de cette organisation était sortie de ce peuple, et que les objectifs qu'il s'était tracés et les aspirations qu'il incarnait correspondaient aux revendications de cette population ;

-La légalité coloniale, appuyée sur la violence, et concrétisée par le contrôle du sol comme de la population algérienne ou étrangère, et la légitimité, appuyée sur l'incapacité de la population algérienne à s'opposer à faire cesser cette occupation. La légalité de l'organisation de libération, comme sa légitimité, était d'essence volontaire, tandis que la légalité comme la légitimité coloniale étaient fondée sur une supériorité militaire écrasante, et non sur une communauté d'origine ou d'aspirations.

Avec le temps, la légitimité coloniale a fini par s'éroder, car elle était la source d'une légalité coloniale imposée exclusivement au profit d'une partie privilégiée de la population en Algérie, celle qui était venue des terres de l'ancienne puissance occupante, ou de pays européens.

Finalement, la légitimité coloniale s'est effondrée, et sa légalité a, peu à peu, cédé le pas à la légalité, -reconnue comme légitime par une masse importante de la population autochtone algérienne,- de l'organisation de libération nationale, appelée par l'occupant : OPA , ou organisation politico-administrative. La déliquescence de la légitimité et de la légalité coloniale a pris un temps très long à se manifester, car la puissante occupante a utilisé tous les moyens que lui offraient sa puissance militaire et son pouvoir politique pour étouffer les revendications légitimes des populations algériennes, et exprimées soit individuellement, soit à travers les organisations politiques et culturelles qui reflétaient les vœux et les aspirations de ce peuple.

Mais une fois qu'ont été remplies les conditions d'émergence d'une revendication collective sous forme de thèmes nationalistes et d'une organisation politico-militaire capables de mobiliser le peuple algérien, le système colonial a perdu sa légitimité et sa légalité a été ébréchée avec succès. L'indépendance nationale a été obtenue quand le pouvoir colonial a compris que sa puissance militaire, si écrasante face à la puissance militaire de l'ALN/FLN fût-elle, ne pouvait pas lui permettre de rétablir de manière pleine et entière sa légitimité, donc sa légalité. Une nouvelle légitimité est née de cette confrontation dont est sorti victorieux le peuple algérien, et cette légitimité a constitué le fondement de la légalité nouvelle.

Une légitimité fondée à Juste titre sur la contribution à la guerre de libération nationale

Sans aucun doute, et l'histoire étant là pour le prouver, l'Algérie devait passer par une phase ou la légitimité créée par la lutte de libération nationale devait s'accompagner d'une légalité provenant des choix et décisions de ceux qui avaient lutté pour l'instauration de cette légitimité.

Avec le temps, la légitimité conférée par la participation à la guerre de libération nationale s'est peu à peu affaiblie, car confrontée à de nouvelles aspirations, à de nouvelles perspectives liées aux changements profonds tant dans le peuple algérien, que dans la conjoncture géopolitique.

La force de la légalité qui constituait la concrétisation de cette légitimation, et qui se présentait sous la forme d'un système constitutionnel spécifique, d'une hiérarchie d'institutions politico-administratives et de partis, s'est affaiblie avec l'ébrèchement de la légitimité révolutionnaire.

De plus, l'usure du pouvoir, liée à la tendance de ceux qui l'exercent à en abuser, à en personnaliser les privilèges à leur profit, à celui des membres de leurs familles, ou de leurs régions, si ce n'est de leur tribu, a fait son œuvre.

Peu à peu, parmi la population, se répand le sentiment que les gens du pouvoir ne reflètent plus ses aspirations, et ne luttent que pour préserver leurs privilèges au lieu de servir ceux de la Nation.

Un long, mais persistant, mouvement de dé-légitimation de la source du pouvoir en place

La revendication de changements devient de plus en plus clairement exprimée, à travers des mouvements de foule spontanés, mais limités en localisation et en nombre de personnes qui y prennent part. Et, pour peu que les autorités au pouvoir ne perçoivent pas un changement dans l'humeur, si ce n'est l'opinion, de la population, le mouvement de revendication se solidifie, prend de l'ampleur, d'abord de manière plus ou moins invisible, jusqu'au moment où un évènement quelconque, d'un incident banal, à une décision mal réfléchie des autorités supérieures, déclenche une marée là où ne se percevaient que des vaguelettes sans innocuité.

Cette brutale transformation dans les manifestations de rejet de la légitimité et de violation de la légalité a été connue lors des journées d'Octobre 1988, un mouvement populaire qualifié alors de « désordre de gamins, » puis lors des journées insurrectionnelles d'Avril 1991, qui ont débouché, par la faute de la débilité politique du gouvernement de l'époque, sur une guerre civile sanglante.

Une nouvelle étape dans la manifestation de la perte de légitimité du pouvoir en place

Le rejet du cinquième mandat d'un président qui n'a pas même pas été capable d'assumer totalement les charges de son quatrième mandat, a créé une dangereuse situation de rejet de la légitimité des institutions politiques actuelles, pourtant assises sur une Constitution et un système législatif aussi exhaustif, et des partis politiques « gouvernementaux » amplement munis en « militants de base. » Il faut souligner qu'aucune loi n'est à l'abri de la violation si la légitimité de l'autorité publique est affaiblie au point où elle donne lieu à des mouvements de masse la contestant de manière visible.

Cette contestation met en cause non seulement la légitimité du pouvoir politique, tel qu'il s'exerce à travers le gouvernement en place et les forces de l'ordre, mais également la représentativité des institutions « élues »qui sont censées refléter la volonté populaire. On a vu le spectacle tragi-comique d'un haut responsable discourant à contretemps devant une assemblée populaire nationale, par une démonstration de la validité des institutions qu'il incarne, alors que les manifestations de foule piétinaient allègrement l'autorité de l'un comme la représentativité des autres. Car, si ce haut responsable et les « représentants du peuple » avaient une légitimité quelconque, un mot à la télévision de l'un comme d'une ou plusieurs membres de l'autre aurait suffi à arrêter ces manifestations.

Les paroles lénifiantes ou de « fausse adhésion » proférées par ces instances à l'égard des manifestants qui rejettent une décision cruciale pour l'avenir du système actuel, sont un aveu d'impuissance, plus qu'une preuve d'empathie à l'égard de ces manifestations de protestation contre une décision unilatérale qui viole, par ailleurs, la Constitution et la loi en vigueur régissant les élections.

La constitution, un règlement intérieur personnel

Quant à la Constitution Nationale actuelle, on ne peut que constater que, jusqu'à présent, elle est tout simplement un règlement intérieur personnel de l'homme qui se trouve au sommet de la hiérarchie politico-administrative. Il la change à son gré, quand ça l'arrange, et en ne consultant que ceux qui lui sont gré de les avoir « nommés » à des « postes électifs, » sources d'immenses privilèges matériels et moraux, qu'ils n'auraient pas obtenus sans lui.

Depuis l'indépendance, les dirigeants sont, par nature et par position philosophique constante et ferme, peu adeptes de la légitimité populaire. Ils préfèrent l'autolégitimation, fondée sur le contrôle des forces de l'ordre, qui se passerait bien de toutes les institutions, éléments usuels des systèmes étatiques modernes.

Le système constitutionnel actuel, non tel qu'il est décrit dans le document législatif, mais tel qu'il est géré, reflète cette vision « personnalisée » de la légitimité politique, pourtant issue- faut-il le rappeler ? De la mobilisation victorieuse du peuple algérien contre la domination coloniale- qui se passerait bien d'écrits juridiques ; mais cela n'aurait pas été très bien vu de l'extérieur du pays, car les « puissances étrangères » tiennent à voir clair dans la hiérarchie des prises de décisions du pays, qui seules permettent de valider la légalité des engagements internationaux.

Donc, la Constitution est plus un document à usage externe, à l'influence limité à l'intérieur du pays, et auquel les gouvernants se réfèrent quand ils le veulent, et selon leur bon plaisir. Elle n'est pas ce roc, solide et permanent, qu'elle aurait dû être si elle était le fondement réel et sans compromis du système politique.

La continuité constitutionnelle manque au système politique actuel, et c'est pourtant ce qui fait la force de la Constitution et la source de sa légitimité et de sa légalité. La référence à la Constitution est plus de caractère opportuniste que légaliste.

Car, malgré les complexes analyses des spécialistes de la Constitution, celle-ci est un document de caractère purement privé, qui change selon les besoins personnels de celui qui en est le maitre, et dans lequel l'apport citoyen est inexistant. La décision du chef de l'Etat actuel a prouvé, une fois de plus, le caractère fictif de cette Constitution et l'a définitivement discréditée aux yeux du peuple algérien, qui n'y se reconnait plus et qui la rejette, ce qui marque l'effondrement total de la légitimité « révolutionnaire » dont se réclamait le système politique actuel.

En conclusion

Il est dangereux de mésinterpréter les manifestations spontanées de refus du cinquième mandat, inconstitutionnel et, de plus, illégal dans sa forme comme dans son fonds, d'un homme d'état arrivé depuis fort longtemps au bout de ses capacités physiques et intellectuelles, et de considérer ces manifestations comme un simple orage passager qui peut être combattu par la ruse, dans la lettre au peuple algérien est l'ultime exemple, l'usage de la violence ou de la corruption d'Etat.

Ces mouvements de foule reflètent une nouvelle phase dans l'histoire politique du pays, phase qui ne pourrait déboucher, si elle est gérée de manière responsable par la classe politique dominante, que sur une remise en cause totale des sources de la légitimité du pouvoir en place et de la légalité de ses actions, quelles qu'elles soient.

Il s'agit, pour les dirigeants actuels, d'éviter l'effondrement total de leur légitimité, et donc la mise en cause de leurs lois et du système d'application de ces lois, qu'elles soient bonne ou mauvaises, et de mener une stratégie de sortie de la tempête actuelle, qui soit fondée sur la reconnaissance de la nécessité de redéfinir les sources de la légitimité politique, que le mode d'établissement et d'application de la Constitution actuelle ne satisfait pas, d'autant plus que peu à peu la légitimité révolutionnaire s'est transformée en slogan cachant la nature patrimonial du système politique , qui a transformé l'Algérie en propriété personnelle du groupe tenant les rênes du pouvoir.

La sagesse politique de ces dirigeants est mise à l'épreuve. La société algérienne a maturé et a évolué. Elle veut un vrai et authentique gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. L'obtiendra-t-elle par la voie pacifique ? La réponse à cette question ne dépend pas totalement d'elle.