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Les marchés peu inquiets face au désordre géopolitique

par Nouriel Roubini*

NEW YORK – Emmanuel Macron l’ayant emporté sur la candidate populiste d’extrême droite Marine Le Pen dans le cadre de l’élection présidentielle française, l’Union européenne et l’euro sont parvenus à esquiver un coup violent. Il n’en demeure pas moins que les risques géopolitiques actuels continuent de se multiplier. La révolte populiste observée dans les pays occidentaux face à la mondialisation ne se laissera pas réduire au silence par la victoire de Macron, et risque encore de conduire au protectionnisme, à des guerres commerciales, ainsi qu’à d’importantes restrictions sur les migrations. Macron ou pas, si les forces de la désintégration parviennent à s’ancrer, la sortie du Royaume-Uni hors de l’UE pourrait bien aboutir au démembrement de l’UE.

Pendant ce temps, la Russie poursuit ses comportements agressifs à l’égard des pays baltes, dans les Balkans, en Ukraine et en Syrie. Au Moyen-Orient subsistent plusieurs États quasi-faillis, tels que l’Irak, le Yémen, la Lybie et le Liban. Les conflits entre sunnites et chiites que se livrent par procuration l’Arabie saoudite et l’Iran ne montrent par ailleurs aucun signe d’apaisement.

En Asie, un jusqu’au-boutisme américain ou nord-coréen pourrait provoquer un conflit militaire dans la péninsule coréenne. Quant à la Chine, elle demeure actrice – voire aggravatrice – de disputes territoriales avec ses voisins régionaux.

Malgré ces risques géopolitiques, les marchés financiers mondiaux n’en finissent pas d’atteindre des sommets. La question se pose ainsi de savoir si les investisseurs ne sous-estimeraient pas le risque de voir l’un de ces conflits déclencher une crise plus sérieuse, et de savoir quelle situation pourrait encore aujourd’hui les faire sortir d’une telle suffisance.

De nombreuses raisons peuvent expliquer que les marchés choisissent d’ignorer les risques géopolitiques. Pour commencer, au sein même d’un Moyen-Orient en grande partie dévasté, aucun embargo ni choc pétrolier n’est à déplorer, de même que la révolution des gaz de schiste observée aux États-Unis augmente l’offre énergétique bon marché. Auparavant, lors des conflits survenus au Moyen-Orient – guerre du Kippour en 1973, révolution islamique iranienne en 1979, et invasion du Koweït par l’Irak en 1990 – les chocs pétroliers avaient engendré stagflation planétaire et importantes corrections des marchés boursiers.

Deuxième explication, les investisseurs tirent leurs conclusions des précédents chocs, tels que les attentats du 11 septembre 2001, qui ont vu les dirigeants politiques sauver la situation en soutenant l’économie et les marchés financiers au moyen d’un net assouplissement de la politique monétaire et budgétaire. En lieu et place de corrections des marchés au lendemain de tels chocs, ces mesures ont créé des opportunités d’achat, puisque la chute du prix des actifs a été inversée en l’espace de quelques jours ou semaines.

Troisièmement, ceux des pays qui souffrent réellement de chocs localisés sur les marchés d’actifs – tels que la Russie et l’Ukraine au lendemain de l’annexion de la Crimée par la Russie, ou de l’incursion de cette dernière en Ukraine de l’Est en 2014 – ne pèsent pas suffisamment sur le plan économique pour affecter significativement les marchés financiers américains ou mondiaux. De même, bien que le Royaume-Uni s’oriente vers un « Brexit dur », le pays ne représente aujourd’hui qu’environ 2 % du PIB mondial.

Quatrième explication, le monde a jusqu’à présent été épargné par les risques associés aux déflagrations géopolitiques d’aujourd’hui. Aucun conflit militaire direct entre grandes puissances, ni effondrement de l’UE ou de la zone euro. Les mesures politiques radicales et populistes du président américain Donald Trump ont été en partie canalisées. Enfin, le Chine n’a toujours pas subi d’atterrissage économique brutal, qui engendrerait une instabilité sociopolitique.

Par ailleurs, les marchés ont du mal à tarifer ce genre d’événements dit « black swans », ces « inconnues que l’on ne peut connaître », dont la survenance est très peu probable mais extrêmement coûteuse. Et même si les investisseurs s’attendent à un nouvel attentat terroriste majeur, ils ne peuvent en prévoir le moment.

Une confrontation entre les États-Unis et la Corée du Nord pourrait elle aussi se changer en black swan, une possibilité que les marchés négligent pourtant joyeusement. Parmi les raisons à cela, en dépit des menaces formulées par Trump, l’Amérique dispose de très peu d’options militaires réalistes : si les États-Unis la frappait, la Corée du Nord pourrait faire usage d’armes conventionnelles pour raser la ville de Séoul et ses environs, où vit près de la moitié de la population sud-coréenne. Sans doute les investisseurs pensent-ils que même en cas d’échange de tirs militaires limités, le risque d’escalade jusqu’à une guerre totale est nul, et qu’ils peuvent ici encore compter sur une politique d’assouplissement pour atténuer la violence du coup éventuellement porté à l’économie et aux marchés financiers. Dans une telle hypothèse, si les marchés se basent sur les lendemains du 11 septembre, une correction initiale du marché pourrait se changer en opportunité d’achat.

D’autres scenarios sont néanmoins possibles, dont certains pourraient se révéler des black swans. Face aux risques associés à une intervention militaire directe, les États-Unis useraient semble-t-il d’armes cybernétiques pour éliminer toute menace nucléaire nord-coréenne sur le territoire américain. Ceci expliquerait pourquoi les tests de missiles nord-coréens échouent depuis plusieurs mois. Mais comment le régime de Pyongyang réagira-t-il à une telle décapitation militaire ?

Il pourrait notamment décider de lancer sa propre cyberattaque. Les capacités de guerre cybernétique de la Corée du Nord se situent à peine un cran en dessous de celles de la Russie et de la Chine, et le monde en a eu un aperçu en 2014 lors du piratage de Sony Pictures. Une cyberattaque nord-coréenne de grande ampleur pourrait paralyser voire détruire plusieurs pans critiques des infrastructures américaines, provoquant ainsi d’importants dégâts économiques et financiers. Ce risque demeure même si les États-Unis parviennent à saboter l’ensemble des infrastructures et systèmes industriels nord-coréens.

Autre possibilité, confrontée à la perturbation de son régime et de son programme de missiles, la Corée du Nord pourrait décider d’opérer de manière moins technologique, en envoyant par exemple un navire transportant une bombe sale finir sa route dans le port de Los Angeles ou de New York. Une attaque de ce type serait certainement très difficile à détecter ou à stopper.

Ainsi, bien que les investisseurs aient peut-être raison d’évacuer le risque d’un conflit militaire conventionnel entre les États-Unis et la Corée du Nord, peut-être sous-estiment-ils également la menace d’un réel événement black swan, tel qu’une cyberguerre déstabilisante entre les deux pays, ou encore un attentat à la bombe sale contre l’Amérique.

Une escalade de la situation dans la péninsule coréenne constituerait-elle une opportunité d’achat au meilleur prix, ou marquerait-elle le début d’un effondrement massif des marchés ? C’est bien connu, les marchés savent tarifer les « risques » associés à une répartition normale d’événements statistiquement estimables et mesurables. Ils éprouvent en revanche plus de difficultés à appréhender une « incertitude knightienne » : un risque qui ne peut être calculé en termes de probabilités.

Traduit de l’anglais par Martin Morel
*PDG de Roubini Macro Associates - Professeur d’économie à la Stern School of Business de la NYU