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Témoignage: 10 octobre 1980, El-Asnam s'en souvient encore

par Dahoumane Ali*

Trente-six ans nous séparent de la terrible catastrophe qui s'est abattue sur la ville d'El-Asnam le dix octobre 1980. Depuis cette tragique journée, la ville a, dans une grande douleur, pleuré et enterré ses morts ; elle a soigné et réconforté ses nombreux blessés.

Elle a cherché vainement ses nombreux disparus et s'est résignée toute seule, dans une grande dignité, à faire son deuil. Elle a quitté cet endroit devenu infernal pour aller s'installer dans les alentours avoisinants et reloger les milliers de personnes qui ont tout perdu en l'espace de quelques instants. Elle s'est même trouvée un autre nom, Chlef, pour semble-t-il, conjurer le mauvais sort, mais elle n'oubliera jamais cette journée-là.

C'était une journée ensoleillée. La chaleur et le soleil se sont donnés rendez-vous ; ils semblaient défier et même narguer l'automne ce vendredi-là. Ils se sont mis à deux pour ridiculiser sans peine cette frêle saison. Il était une heure de l'après-midi. Je comptais aller au cinéma pour voir un film, n'importe lequel, juste pour passer le temps. En sortant de chez-moi, j'ai rencontré quelques-uns de mes amis adossés au grand mur de la wilaya. Ils avaient les oreilles collées à la radio et attendaient la retransmission du match opposant l'ASO à l'USMH. Comme c'était notre équipe qui jouait, j'ai complètement oublié le cinéma et j'ai pris place au milieu du groupe. Le speaker de la chaîne 3 annonçait en grandes pompes les différentes rencontres qui se déroulaient ce week-end-là.

De temps en temps on passait des chansons qui faisaient fureur durant ce temps- là et Bob Dylan chantait son fameux tube «Man gave names to all the animals» et nous on reprenait infatigablement le refrain «In the bigening... long time ago». Je tenais le fils d'un de mes amis par la main et dansait avec lui quand, brusquement, un bruit étrange et assourdissant se fit entendre. Un court instant plus tard, les gens, comme affolés, couraient dans tous les sens. On ne comprenait rien, absolument rien. Les femmes et les enfants descendaient et fuyaient les bâtiments. On ne comprenait toujours rien à ce bruit qui semblait sortir des entrailles de la terre ou peut-être même descendre du ciel.

L'ampleur de la catastrophe

Désorientés, nous nous mettions à tournoyer dans le terrain fétiche de nos bâtiments, ne sachant quoi faire et quelle direction prendre, quand un mot, un mot sinistre est lâché «Ezelzla». C'était donc un séisme qui venait de se produire. On a pensé rapidement qu'il n'était pas violent car il n'avait rien détruit là où nous nous trouvions. En regardant près de nous, on pensait naïvement que ce tremblement de terre n'avait pas causé de grands dégâts.

A part un pan du mur auquel nous étions adossés, qui s'était affaissé, on peut dire que les bâtiments étaient intacts. Nous nous éloignâmes de notre quartier pour voir ce qui s'était passé ailleurs et là, on a pu réaliser l'ampleur de la catastrophe. Les internes du C.E.M «la Gare» criaient et pleuraient dans la rue. Dans la rue d'Ysli (rue des Martyrs) une épaisse poussière montait vers le ciel. Devant nous, le grand hôtel s'est écroulé comme un château de cartes. On a appris simultanément que le monoprix (grande cité résidentielle pourvue de plusieurs locaux commerciaux), l'immeuble Benali, la cité Second et le lycée El Khawarizmi étaient tombés en ruines. Le siège de la wilaya, l'école Lallement et plusieurs édifices publics se sont écroulés. Nous retournâmes à nos bâtiments pour écouter les informations et savoir ce qui s'était réellement passé mais cette maudite radio ne disait rien et se contentait bêtement de transmettre les matchs de football. L'A.S.O a remporté le match mais notre ville s'est inclinée et n'a pu rien pu faire face à cette impitoyable secousse sismique. Ce n'était qu'aux environs de 15 heures que la terrible nouvelle fut annoncée aux Algériens : un violent séisme a frappé la ville d'El-Asnam avec pour épicentre Beni Rached (région près de Aïn-Defla). Quelques heures plus tard, une réplique encore plus meurtrière a fini d'achever les constructions déjà affaiblies par la secousse principale. La consternation se lisait dans tous les visages, tout n'était que ruines et décombres. On commença à parler des morts et j'ai appris que deux amis, Bachir Kellal et Djelloul Mikkioui, avec lesquels j'étais le matin même sont morts, ensevelis sous les décombres.

Le premier a été surpris alors qu'il sortait de chez lui (immeuble des enseignants de l'école Lallement) pour aller à la gare et rejoindre sa caserne à Miliana et le second (bâtiment Boudiaf) se préparait à aller à Alger pour soutenir sa thèse en sciences économie à la faculté centrale d'Alger. Malheureusement la liste des morts, des blessés et des disparus commença à s'alourdir pour avoisiner les 3.500 morts, 8.700 blessés et quelque 400 disparus. Ayant appris la triste nouvelle, les Asnamis qui étaient loin de leur ville affluaient de toutes parts pour rejoindre leurs familles.

La nuit était longue et on n'avait pas fermé les yeux car on était toujours à la recherche de n'importe quelle information concernant les proches et les amis.

En quelques heures, notre vie a basculé vers l'inconnu et nous avons passé notre première nuit dans la rue. Nous sommes devenus des sinistrés, des Mankoubines, un mot qui nous accompagnera une bonne partie de notre vie.

Le formidable élan de solidarité

Le lendemain et de bon matin, assis près du tribunal, tout en méditant sur le drame qui nous a frappés, un homme, un thermos à la main, m'offrit un café et une cigarette. Il venait de Tizi-Ouzou. Comme nous, il n'avait pas dormi dès qu'il a appris la triste nouvelle. Il était venu en camion et avait apporté des tentes que nous avons distribuées aux habitants des bâtiments et aux nombreux passants qui cherchaient un gîte pour mettre leur famille à l'abri des regards. Un ami venu d'Alger m'apprit que les hôpitaux et centres de santé étaient pris d'assaut par les gens qui voulaient coûte que coûte faire don de leur sang au profit de leurs frères d'El-Asnam. C'était partout en Algérie. Comment oublier ces chaînes qui se sont formées spontanément dès l'annonce de la terrible nouvelle pour offrir des vêtements, des couvertures ou n'importe quoi. L'essentiel consistait surtout à aider leurs frères qui venaient de subir une terrible épreuve. Comment ne pas parler de cette famille venue de Tiaret et dont le père déclarait en sanglots qu'il ne pouvait pas fêter l'Aïd -El Adha sans ses frères d'El-Asnam.

Comment mettre sous silence cet accueil chaleureux de nos enfants qui sont allés poursuivre leurs études loin de leurs parents mais qui se sont sentis chez-eux aussi bien à Maghnia qu'à Annaba, à Médéa ou à Bejaia. Ils étaient chez eux dans n'importe quelle ville ou cité du pays. La ville d'E-Asnam a enterré et pleuré ses morts. Elle a soigné et réconforté ses nombreux blessés. Elle a cherché vainement ses disparus et s'est résignée à faire son deuil. Elle est arrivée avec beaucoup de courage à reloger et à redonner espoir à ses nombreux sans-abris. Elle s'est même trouvée un autre nom, parce que l'ancien portait malheur, disait-on. La douleur s'est estompée un peu, mais les Asnamis resteront toujours reconnaissants envers tous ceux qui les ont aidés durant cette pénible épreuve. Ils n'oublieront jamais ce formidable élan de solidarité spontané manifesté envers les habitants de leur ville.

La solidarité dont a fait preuve le peuple algérien a forcé le respect et l'admiration de tous les médias venus couvrir le tragique évènement. On avait beaucoup de fierté d'être Algérien, d'appartenir et de faire partie de ce grand peuple qui a fait preuve d'une générosité exemplaire. Pour rendre hommage à cette solidarité, les Asnamis ont érigé une place qui porte son nom Sahhet El Tadhamoun, place de la solidarité. Quelques années plus tard, cette place, censée être un lieu de recueillement à la mémoire de ceux qui ont péri durant cette tragédie, a complètement changé de vocation pour devenir un vaste centre commercial, mais là c'est une autre histoire.

*Enseignant en retraite