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Mettre la santé publique sur la carte

par Christopher J.L. Murray *

SEATTLE – Il y a vingt-cinq ans, l’état de la santé publique pour les grandes populations était comparable à celui d’un médecin qui s’efforce de traiter un patient sans diagnostic approprié. Les maladies et les blessures qui écourtaient la durée de vie et causaient de grandes souffrances n’étaient pas rigoureusement répertoriées.

A l’époque les porte-parole bien intentionnés de différentes maladies ont publié le nombre de morts, ce qui leur a permis de plaider leur cause et de bénéficier de financements. Mais en fin de compte, le total était bien des fois supérieur au nombre réel de personnes mortes sur une année donnée. Et même lorsque les décisionnaires disposaient de données précises, elles portaient d’habitude uniquement sur les causes de la mort, mais pas sur les maladies qui frappaient les vivants.

Pour trouver une solution à ce problème, Alan Lopez et moi avons lancé le projet Global Burden of Disease (Fardeau mondial de la maladie, ou GBD) en 1990. Les décideurs ont besoin d’informations sur les plus grandes menaces de santé du monde et sur leur évolution au fil du temps, entre les groupes d’âge, par sexe, afin de pouvoir assurer à tous une chance de vivre le plus longtemps possible et de jouir de la meilleure santé possible.

En s’assurant que chaque mort ne soit comptabilisée qu’une fois et en fournissant des statistiques complètes sur les causes de mauvaise santé, le GBD peut comparer l’impact du cancer à celui de la lombalgie ou de la dépression. Cela permet également la comparaison des performances de santé entre les pays.

Une étude de 1990 du GBD et ses révisions postérieures ont relevé le niveau de mesure de la santé de la population, en fournissant aux décideurs des informations plus fiables et plus utiles. Elle a également ouvert les yeux de la communauté du développement international sur l’importance des souffrances négligées, comme la maladie mentale et les accidents de la route. Des donateurs comme la Banque mondiale et la Fondation Bill & Melinda Gates utilisent les données du GBD pour guider leurs investissements et plus de 30 pays ont mené leurs propres études sur le fardeau de la maladie.
 
Des pays comme l’Australie, le Botswana, la Chine, le Mexique, la Norvège, le Rwanda, l’Arabie saoudite et le Royaume-Uni utilisent à présent les résultats du GBD pour informer les politiques de santé. En Chine, les résultats du projet GBD, lancé lors d’un sommet politique en 2013, ont permis d’augmenter la sensibilisation face à l’impact mortel de la pollution atmosphérique sur la population du pays. Ces conclusions ont contribué à orienter les efforts du gouvernement chinois dans la lutte contre les effets négatifs de la pollution sur la santé et les chercheurs chinois sont maintenant des membres au rôle déterminant dans l’effort de collaboration mondial.

Au Rwanda, quand l’étude du GBD a indiqué que la pollution atmosphérique intérieure due à la cuisine préparée avec du combustible solide était la première cause de décès, le gouvernement a distribué un million de fourneaux propres aux ménages les plus vulnérables. Les scientifiques rwandais et les fonctionnaires du ministère de la santé, y compris la ministre en personne, contribuent fortement au GBD.

Aujourd’hui le GBD s’améliore constamment, grâce aux efforts de plus de 1 300 collaborateurs dans 114 pays. Ces collaborateurs améliorent les modèles sur lesquels le projet est établi, contrôlent les résultats d’étude, contribuent à de nouveaux modèles de données et communiquent les résultats aux médias, aux établissements éducatifs et aux décideurs. La dernière étude du GBD a révélé qu’une autre maladie rarement évoquée dans les milieux du développement international, les douleurs lombaires et du cou, sont la quatrième plus forte cause mondiale de maladie. Elle a également souligné l’évolution rapide de la transition épidémiologique dans les pays à revenus intermédiaires et la persistance de maladies transmissibles, maternelles, néonatales et nutritionnelles en Afrique subsaharienne. Mais le GBD pourrait faire davantage pour informer les débats politiques et stimuler l’action visant à améliorer l’état de santé, s’il était en mesure de fournir de plus amples ventilations des données. Les décideurs doivent rendre des comptes d’abord et avant tout à leurs électeurs, dont ils doivent satisfaire les besoins uniques. Les estimations de la charge de morbidité locale seront essentielles dans la lutte contre les affections comme Ebola, en vérifiant l’augmentation du nombre de morts dû aux maladies non transmissibles dans les pays à revenus intermédiaires, tout en réalisant les Objectifs de Développement Durable relatifs à la santé maternelle et de l’enfant en Afrique subsaharienne.
 
Pour aider les décideurs à faire un meilleur usage de leurs données, l’Institute for Health Metrics and Evaluation, sous ma direction, crée des cartes géospatiales du fardeau de la maladie à un niveau de résolution sans précédent. La création de ces cartes est possible grâce aux méthodes développées par le Malaria Atlas Project, qui a débouché sur une meilleure compréhension spatiale du paludisme par rapport à tout autre agent pathogène.

Les cartes géospatiales peuvent identifier les domaines qui font des progrès remarquables, en nous permettant ainsi d’identifier les communautés qui agissent différemment par rapport à leurs voisins. Ces études de cas permettent à des communautés de reproduire leurs réussites mutuelles. Un exemple est la ville de Cali en Colombie, qui a fait diminuer le taux d’homicide dans les années 1990 après l’effort du maire de la ville, Rodrigo Guerrero, visant à renforcer les restrictions sur l’alcool, ainsi qu’à instaurer un programme de développement communautaire dans les quartiers les plus pauvres et à imposer l’interdiction temporaire du port d’arme dans les lieux publics.
 
Le maire de Bogota, la capitale de la Colombie, a entendu parler du programme de Cali. Il a mis en place des mesures similaires qui ont contribué à réduire régulièrement les homicides dans sa ville. Depuis lors, Guerrero collabore avec la Banque Interaméricaine de Développement pour élaborer des programmes qui aident les autres pays d’Amérique latine à réduire la violence dans leurs communautés. En 2014, Guerrero a remporté le Prix Roux pour son usage des données visant à améliorer la santé, en diffusant ainsi plus largement la connaissance de son travail. La cartographie géospatiale nous aidera à trouver d’autres Rodrigo Guerrero et à défendre leurs exploits.

Comme la communauté internationale se réunit pour s’entendre sur les outils nécessaires au progrès du financement et de la surveillance du cadre successeur à l’OMD, les Objectifs de Développement Durable, la cartographie géospatiale sera essentielle pour suivre les progrès et pour indiquer où des corrections peuvent s’avérer nécessaires. Nous sommes bien au-delà du point où nous étions en 1990 sur la question de la mesure de la santé. Par un effort ciblé et davantage d’innovation, nous pouvons faire encore davantage de progrès d’ici les 25 prochaines années pour aider le monde à tirer le meilleur parti de nos investissements dans la santé collective.

* professeur de santé mondiale à l’Université de Washington, Directeur de l’Institute for Health Metrics and Evaluation.