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La crise du Moyen-Orient et le risque mondial

par Nouriel Roubini *

NEW YORK - Parmi les risques géopolitiques actuels, aucun ne surpasse celui du long arc d’instabilité qui s’étend du Maghreb à la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan.

Alors que le souvenir du Printemps arabe s’éloigne de plus en plus, l’instabilité le long de cet arc s’aggrave. En effet, sur les trois premiers pays du Printemps arabe, la Libye est devenue un État en déliquescence, l’Égypte est retournée au régime autoritaire et la Tunisie est économiquement et politiquement déstabilisée par des attaques terroristes.

La violence et l’instabilité de l’Afrique du Nord se répand maintenant en Afrique sub-saharienne, au Sahel (l’une des régions les plus pauvres du monde et à l’environnement le plus endommagé), maintenant aux mains du Jihad, qui s’infiltre également dans la corne de l’Afrique à l’Est. Et comme en Libye, les guerres civiles font rage en Irak, en Syrie, au Yémen et en Somalie, qui ressemblent de plus en plus à des États en déliquescence.

Les turbulences dans la région (que les États-Unis et leurs alliés, dans leur poursuite du changement de régime en Iraq, en Libye, en Syrie, en Égypte et ailleurs, ont aidé à alimenter), compromettent également des États auparavant sûrs. L’afflux de réfugiés en provenance de Syrie et d’Irak déstabilise la Jordanie, le Liban et à présent même la Turquie, qui devient de plus en plus autoritaire sous le Président Recep Tayyip Erdoðan. Pendant ce temps, alors que le conflit entre Israël et les Palestiniens reste en suspens, le Hamas à Gaza et le Hezbollah au Liban représentent une menace chronique de violents affrontements avec Israël.

Dans cet environnement régional instable, une grande lutte par procuration pour la domination régionale entre l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite se déroule violemment en Irak, en Syrie, au Yémen, à Bahreïn et au Liban. Et alors que le récent accord nucléaire avec l’Iran peut réduire le risque de prolifération, la levée des sanctions économiques contre l’Iran va fournir à ses dirigeants davantage de ressources financières pour venir en aide à leurs mandataires chiites. Plus à l’Est, l’Afghanistan (où le groupe renaissant Taliban pourrait revenir au pouvoir) et le Pakistan (où les islamistes de ce pays constituent une menace de sécurité constante) risquent de devenir des États en semi-déliquescence.

Et pourtant, fait remarquable, alors même que la majeure partie de la région a commencé à s’embraser, les prix du pétrole se sont effondrés. Dans le passé, l’instabilité géopolitique dans la région a déclenché trois récessions mondiales. La Guerre du Kippour de 1973 entre Israël et les États arabes a provoqué un embargo pétrolier qui a fait tripler les prix et a conduit à la stagflation (taux de chômage élevé plus inflation) de 1974-1975. La Révolution iranienne de 1979 a conduit à un autre embargo et à un choc pétrolier qui a déclenché la stagflation mondiale de 1980-1982. Et l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990 a conduit à une autre flambée des prix du pétrole qui a déclenché la récession des États-Unis et du monde en 1990-1991.

Cette fois-ci, l’instabilité au Moyen-Orient est beaucoup plus grave et généralisée. Mais il ne semble pas y avoir de « prime de crainte » sur des prix du pétrole : au contraire, les prix du pétrole ont diminué brusquement depuis 2014. Pourquoi ?

La raison la plus importante est peut-être que, contrairement à ce qui a eu lieu dans le passé, les troubles au Moyen-Orient n’ont pas causé un choc d’offre. Même dans les régions de l’Irak contrôlées désormais par l’État islamique, la production de pétrole se poursuit, avec une production clandestine vendue sur les marchés étrangers. Et la perspective que des sanctions sur les exportations de pétrole de l’Iran soient progressivement levées implique l’important afflux d’investissements étrangers directs visant à accroître la capacité de production et d’exportation.

En effet, il y a une surabondance mondiale de pétrole. En Amérique du Nord, la révolution du gaz de schiste aux États-Unis, les sables pétrolifères au Canada et la perspective d’une plus forte production on-shore et off-shore de pétrole au Mexique (maintenant que son secteur de l’énergie est ouvert aux investissements privés et étrangers) ont rendu le continent moins dépendant des approvisionnements du Moyen-Orient. Par ailleurs, l’Amérique du Sud détient d’immenses réserves d’hydrocarbures, de la Colombie jusqu’à l’Argentine, ainsi que l’Afrique de l’Est, du Kenya jusqu’au Mozambique.

Avec les États-Unis sur le point d’atteindre leur indépendance énergétique, il y a un risque que l’Amérique et ses alliés occidentaux considèrent le Moyen-Orient comme étant moins important d’un point de vue stratégique. Cette croyance est un vœu pieux : un Moyen-Orient chaotique peut déstabiliser le monde à bien des égards.

Tout d’abord, certains de ces conflits peuvent encore conduire à une perturbation réelle des approvisionnements, comme en 1973, en 1979 et en 1990. Ensuite, les guerres civiles qui transforment des millions de personnes en réfugiés vont déstabiliser l’Europe économiquement et socialement, ce qui va forcément avoir un fort impact sur l’économie mondiale. Et les économies et les sociétés dans les États en première ligne comme au Liban, en Jordanie et en Turquie, déjà soumis à la lourde contrainte de devoir absorber des millions de réfugiés, font face à des risques encore plus grands.

Enfin, la misère et la désespérance prolongées chez des millions de jeunes Arabes vont créer une nouvelle génération des djihadistes désespérés, qui tiendront l’Occident pour responsable de leur désespoir. Certains trouveront sans doute leur chemin vers l’Europe et les États-Unis et organiseront des attaques terroristes.

Si donc l’Occident ne tient pas compte du Moyen-Orient ou ne résout les problèmes de la région que par des moyens militaires (les États-Unis ont dépensé 2 milliards de dollars dans les guerres contre l’Afghanistan et l’Irak et n’ont finalement réussi qu’à créer davantage d’instabilité), plutôt que de miser sur de la diplomatie et des ressources financières pour venir en aide à la croissance et à la création d’emplois, alors l’instabilité de la région ne fera que s’aggraver. Un tel choix va hanter les États-Unis et l’Europe (et donc l’économie mondiale) pour les décennies à venir.

* Président de Roubini Global Economics et professeur d’économie à la Stern School of Business à l’Université de New York.