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L obsession allemande

par Harold James *

PRINCETON - L'un des thèmes persistants - et en réalité l'un des leitmotivs - entourant la manière dont les dirigeants allemands débattent de la zone euro réside dans une insistance sur l'importance du respect des règles. En écho à ce refrain, le reste de l'union monétaire demande à savoir pourquoi l'Allemagne adopte une approche aussi inflexible. La réponse à cette question reflète la manière dont le système de gouvernement fédéral de l'Allemagne façonne son processus décisionnel, de même que l'expérience historique de l'Allemagne en matière de crises de la dette.

L'obsession allemande pour les règles remonte à une période bien antérieure à l'actuelle crise de la zone euro. Les dirigeants du pays ont toujours insisté sur l'idée que l'Europe ne pourrait disposer d'une monnaie unique sans avoir au préalable atteint une convergence économique. Il est cependant apparu que cette convergence ne se produirait jamais. C'est la raison pour laquelle, au cours de la création de la zone euro dans les années 1990, l'Allemagne argumenta en faveur d'une rigoureuse application des " critères de convergence ", en tant que conditions préalables d'une adoption de l'euro.

Les économistes de tous les pays tournèrent en ridicule cette obsession germanique à l'égard de règles strictes. Sur quelles bases considérer par exemple comme viable un ratio dette/PIB de 59 %, et juger irresponsables et dangereux un ratio de 62 % ? Quoi qu'il en soit, les Allemands insistèrent, et finirent par obtenir gain de cause.
 
Cette approche découlait en partie de la structure politique de l'Allemagne. Plus le système de gouvernement d'un pays est fédéralisé, plus les règles doivent être nombreuses pour garantir son fonctionnement fluide. Lorsque les responsabilités des différents niveaux de gouvernement ne sont pas clairement délimitées, le risque existe de voir les dirigeants politiques tenter de transférer la charge vers les niveaux supérieurs. Afin d'éviter cela, les systèmes fédéraux adoptent bien souvent une approche légaliste.

Historiquement, il existe en effet une solide corrélation entre la réussite des systèmes fédéraux et l'existence de politiques monétaires stables, sous-tendues par des règles claires. À la fin du XXe siècle, la Suisse, l'Allemagne et les États-Unis - systèmes tous les trois fédéraux - furent pionniers dans l'application d'une politique monétaire axée sur la stabilité. La zone euro étant à de nombreux égards fédérale dans sa structure, l'Allemagne a toujours considéré qu'un engagement clair autour de règles définies constituait une condition préalable de sa réussite.

Bien entendu, les Allemands eux-mêmes savent parfois admettre la nécessité d'un assouplissement des règles. Les philosophes de toute l'histoire, jusqu'à Aristote, ont expliqué que des règles trop strictes étaient vouées à échouer. Dans son ouvrage Éthique à Nicomaque, Aristote relève que les sculpteurs de l'île de Lesbos utilisent des réglettes faites de plomb souple - plutôt que de fer rigide - pour creuser des lignes incurvées dans la pierre. Pour le philosophe, la capacité à courber ces réglettes afin qu'elles s'adaptent à la pierre sert ainsi de métaphore sur la nécessité d'ajuster les lois lorsque les circonstances changent.

Or, lorsqu'il est question de la dette, les Allemands insistent sur l'utilisation des outils les plus rigides. Depuis le début de la crise de la zone euro, le gouvernement allemand campe sur ses positions autour des dispositions du traité européen, qu'il interprète comme autant d'interdictions des sauvetages et autres financements monétaires des dettes étatiques. Récemment, l'Allemagne a réagi à une proposition visant à radier une partie de la dette grecque, en faisant valoir que les dispositions du traité interdisant les renflouements excluaient également les faillites étatiques et la radiation de dettes.

De sa propre histoire, l'Allemagne a tiré comme enseignement que la dette constituait un domaine dans lequel la souplesse était hors de question. De quoi surprendre les observateurs américains, dont certains reprochent à l'Allemagne de faire preuve d'hypocrisie, dans la mesure où le pays a fait défaut sur ses dettes de 1923, 1932-1933, 1945 et 1953, pour finalement insister aujourd'hui afin qu'autrui agisse différemment.

Il est vrai que les Allemands ont considéré la quasi-totalité de ces épisodes de défaut comme extrêmement déstabilisants. Le défaut interne de 1923, opéré via une hyperinflation, a en effet affaibli le système financier allemand, et contribué à la Grande Dépression. Les défauts survenus au début des années 1930 sont devenus inévitables à mesure que l'Allemagne s'est trouvée privée d'accès aux marchés de capitaux, et que le pays perdait foi en son avenir. Bien loin d'établir les bases d'une reprise économique durable, ces défauts et déflations alimentèrent les flammes du nationalisme - avec les effets catastrophiques que nous connaissons.

Le défaut de 1945 fut la conséquence d'une Seconde Guerre mondiale perdue par le pays. En effet, la fameuse tradition d'ordolibéralisme qui façonnera la politique économique allemande d'après-guerre est une réponse à l'arbitraire destructeur des nazis.

Seule l'annulation de la dette de 1953 est considérée comme une lueur positive en Allemagne, un coup d'œil sur les circonstances dans lesquelles cette annulation se produisit étant extrêmement révélateur sur l'approche du pays face à la crise de la zone euro. Comme l'a expliqué l'économiste Timothy Guinnane de l'Université de Yale, les dettes annulées concernaient non pas le capital, mais des arriérés d'intérêts accumulés qui n'avaient pu être payés entre la Grande Dépression et la Seconde Guerre mondiale.

Du point de vue de l'Allemagne, un aspect encore plus important réside dans le contexte politique au sein duquel s'effectuèrent les négociations. Pour commencer, un changement de régime total avait eu lieu en Allemagne. Les victorieux Alliés avaient chassé les instigateurs des politiques destructrices et déstabilisatrices du passé, offrant au pays un nouveau départ, et conférant à ses créanciers une confiance selon laquelle l'Allemagne amorçait une trajectoire nouvelle. Par ailleurs, les nouveaux dirigeants de l'Allemagne avaient prouvé leur sérieux financier. En 1950, le pays avait subi une grave crise de la balance des paiements. Alors que certains responsables politiques se prononçaient en faveur de contrôles des capitaux, le gouvernement insista davantage sur la mise en œuvre d'une austérité monétaire.

Ces expériences historiques expliquent également une autre obsession allemande : la nécessité de réformes dans les pays débiteurs. L'Allemagne a pour sa part eu besoin d'un changement complet de régime politique pour rompre le cercle de la dette et des défauts. C'est sans doute beaucoup demander à la zone euro ; mais à défaut d'une réorientation fondamentale de la politique des États, l'annulation des dettes demeurera un exercice futile, du moins si l'on suit le mode de raisonnement allemand.

Traduit de l'anglais par Martin Morel

* professeur d'histoire et d'affaires internationales à l'Université de Princeton,professeur d'histoire à l'Institut universitaire européen de Florence, et membre principal du Center for International Governance Innovation.