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La démocratie contre la croissance ?

par Harold James *

PRINCETON – Le malaise actuel de l’Europe a ravivé le vieux débat sur la forme de gouvernement susceptible de déboucher sur une meilleure performance économique. Les régimes autoritaires, capables d’adopter sans la moindre hésitation des choix impopulaires, sont-ils plus efficaces pour la croissance ? Ou bien la démocratie libérale, avec son système d’équilibre des pouvoirs, offre-t-elle une plus grande prospérité matérielle ?

C'est un débat dans lequel les éléments de preuve semblent avoir oscillé entre les deux camps au cours des dernières décennies. Dans les années 1980, la performance économique était impressionnante : au Chili sous la dictature du général Augusto Pinochet et à Singapour, sous le régime plus doux mais néanmoins autoritaire de Lee Kuan Yew. Parallèlement les pays démocratiques du monde industrialisé ont lutté contre la récession et la stagnation.

En Europe, ce phénomène a donné naissance au terme «eurosclérose ». Les démocraties, selon les politologues, étaient vulnérables à des intérêts particuliers faisant obstacle à la croissance. Les régimes autoritaires (tout du moins ceux qui ne s’appliquaient pas à piller le pays), ont pu être mieux à même de mettre en œuvre des politiques assurant un succès économique à long terme.

Ce point de vue s’est effondré avec la chute du mur de Berlin. L’effondrement du communisme et la renonciation à la planification centrale en Europe de l’Est ont donné lieu à un nouveau mode de pensée, quand un grand nombre d’électeurs se sont montrés prêts à accepter des sacrifices temporaires en échange d’un programme de réforme réaliste et non corrompu. En Amérique latine, les politiciens de gauche ont embrassé les principes de l’économie de marché comme le meilleur moyen de répondre aux aspirations de leurs électeurs, ce qui a encouragé une reprise de la croissance. Durant la majeure partie des années 1990, les démocraties ont semblé avoir le dessus.

Mais une rivalité acharnée se maintient entre les deux camps. Depuis le début de ce siècle, la croissance économique survoltée de la Chine a apparemment une fois de plus promu les avantages de l’autoritarisme.

Le succès du Parti Communiste Chinois à se frayer un chemin dans les remous de la crise économique mondiale sans une ombre d’inquiétude a attiré l’attention de ceux qui souhaiteraient suivre son exemple. Certains dirigeants (comme Vladimir Poutine en Russie, Recep Tayyip Erdoðan en Turquie, Abdel Fatah el-Sisi en Égypte et Viktor Orbán en Hongrie) affirment que le prix de la stabilité économique et de la croissance peut parfois être la suspension de la démocratie.

La crise de l’euro, apparemment sans fin, a conduit certains dirigeants européens à prêter foi à ce point de vue. Au début de la crise, l’actuel président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker aurait déclaré : «Nous savons tous ce qu’il faut faire, mais nous ne savons pas comment nous serons réélus après l’avoir fait. » En mai 2010, les dirigeants européens ont décidé qu’ils ne pouvaient pas appliquer la réforme en Grèce de leur propre chef et se sont tournés vers le Fonds Monétaire International, en considérant cette institution moins comme une ressource financière que comme un mécanisme de discipline. Plus récemment, le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, a suscité la controverse, en tirant s’inspirant sans aucun doute de cette expérience, en déclarant que «la France serait heureuse si quelqu’un pouvait forcer le Parlement » à se réformer.

La vérité, bien sûr, c’est que les systèmes autoritaires ne sont pas viables à long terme, quels que soient leurs succès à court terme, en maintenant en place des politiques irresponsables. Le manque de responsabilité produit inévitablement la corruption et l’inefficacité : des problèmes auxquels la Chine se trouve actuellement confrontée.

Le défi pour les démocraties consiste à développer des mécanismes leur permettant de définir des politiques durables à long terme, tout en préservant le processus démocratique lui-même. Le consensus public, favorable aux réformes difficiles en Europe de l’Est dans les années 1990, montre que les électeurs sont en mesure de comprendre et d’accepter des compromis quand ils ne disposent d’aucun autre choix. (De même, la crise en Grèce montre que les électeurs refusent de faire des sacrifices, s’ils estiment qu’il existe une autre solution).

Le débat parlementaire est un moyen efficace d’établir des priorités à long terme. Mais les politiciens doivent s’assurer que les décisions prises soient mises en œuvre sans bricolage excessif ni volte-face. À la suite de la crise de 1929 par exemple, il y a eu un large consensus aux États-Unis, d’après lequel l’ingérence excessive du Congrès était responsable de la hausse désastreuse des barrières à l’importation dans le cadre de la loi Hawley-Smoot. Il fut décidé qu’il valait mieux déléguer la politique commerciale au président, dont le poste semblait mieux garanti contre les pressions électorales.

De même, le débat européen sur les cadres budgétaires appropriés pourrait être mieux réglé par un référendum, après un débat public sur une stratégie à long terme et durable. Mais il faudrait confier la mise en œuvre de la décision aux États membres.

Au niveau européen de même que dans les États membres individuels, l’autorité pour assurer la croissance économique à long terme doit être précisément et clairement déléguée à des organismes dont la légitimité est issue du processus démocratique, tout en étant protégée contre ses vils caprices. L’alternative durable à la prise de décision démocratique n’est pas l’autoritarisme. C’est la mise en œuvre de mécanismes qui garantissent que la délibération de sang-froid ne soit pas sapée par la réponse à chaud à une crise immédiate.

* Professeur d’histoire et des Affaires internationales à l’Université de Princeton , Professeur d’histoire au European University Institute de Florence et professeur émérite au Centre pour l’Innovation sur la Gouvernance Internationale (CIGI).