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La stratégie chinoise en Asie du Sud : une main de fer dans un gant de soie

par Brahma Chellaney *

NEW-DELHI – Depuis des années, la Chine cherche à entourer l'Asie du Sud d'un "collier de perles" : un ensemble de bases navales s'étendant de sa côte est au Moyen-Orient destiné à accroître son influence géopolitique et ses accès maritimes. Il n'est pas étonnant que cette stratégie inquiète l'Inde et d'autres pays.

Néanmoins la Chine tente de cacher sa stratégie en proclamant qu'elle veut créer une Route maritime de la soie du 21° siècle pour faciliter le commerce et améliorer les échanges culturels. Mais cette rhétorique amicale ne parvient pas à apaiser l'inquiétude en Asie et au-delà, car la Chine donne l'impression de vouloir dominer toute la région.

Cette inquiétude est parfaitement fondée. Cette nouvelle Route de la soie est conçue pour faire de l'Empire du Milieu le centre d'un nouvel ordre en Asie et dans la région de l'Océan indien. La Chine tente de redessiner la carte géostratégique de l'Asie en essayant d'établir sa domination le long des grandes voies maritimes et en déclenchant des conflits territoriaux et maritimes avec plusieurs de ses voisins.

Le fait que l'Armée populaire de libération (APL) conduise le débat sur le sujet ne fait que souligner la dimension stratégique de cette Route maritime de la soie. Selon le général Ji Mingkui de l'université de la Défense nationale de l'APL, cette initiative permettra à la Chine de "forger une nouvelle image" et de "gagner de l'influence", notamment compte tenu de la "perte d'élan" du "pivot" américain vers l'Asie.

Pourtant les experts de l'APL n'apprécient pas la comparaison de cette initiative avec la "stratégie du collier de perles". Ils la comparent aux expéditions de Zheng He au 15° siècle. Zheng He était un eunuque chinois nommé amiral qui a dirigé une flotte d'immenses jonques en bois vers l'Afrique. Selon Sun Sijing, un membre de la Commission militaire centrale, Zheng a suivi l'ancienne Route de la soie sans chercher à s'emparer d'un seul pouce de territoire ou à établir une quelconque "hégémonie maritime". Pourtant l'Histoire atteste qu'il a eut recours à la force pour contrôler les points d'étranglement des voies maritimes, par exemple en exécutant des dirigeants locaux.

En réalité, il n'y a guère de différence entre la Route maritime de la soie et le "collier de perles". Bien que la Chine adopte ostensiblement une tactique pacifique pour avancer son projet, son objectif premier n'est pas une coopération mutuellement bénéfique, mais sa suprématie stratégique. La Route de la soie fait partie intégrante du "rêve chinois" du président Xi Jinping qui suppose la restauration de la gloire et du statut passé de la Chine.

Cette dernière, notamment sous la direction de Xi, a intensifié la coopération en matière de sécurité avec ses voisins et accru leur dépendance économique à son égard en leur fournissant une aide, en investissant, ainsi que par le recours à d'autres leviers économiques. La création récente par la Chine de la Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures pour développer la nouvelle Route de la soie et les 40 milliards de dollars du fonds qui lui sont consacrées traduisent cette politique.

La Chine construit déjà des ports, des voies de chemin de fer, des routes et des pipelines dans les pays situés sur la partie littorale de la Route de la soie. Il ne s'agit pas seulement pour elle de faciliter l'importation de minéraux et l'exportation de ses biens manufacturés, mais d'avancer ses pions sur le plan militaire. Ainsi elle a conclu un accord à hauteur de plusieurs milliards de dollars avec le Pakistan pour construire une base navale à Gwadar à l'embouchure du détroit d'Ormuz. Elle fait cela en raison de la position stratégique de ce port, plutôt que de son potentiel commercial qui est limité.

Par deux fois l'automne dernier des sous-marins d'attaque chinois ont fait escale au Sri Lanka dans le port de Colombo où des entreprises nationales chinoises ont construit un nouveau terminal pour containers d'un montant de 500 millions d'euros dont ils sont propriétaires majoritaires. La Chine vient de se lancer dans un projet de construction tentaculaire de 1,4 milliards de dollars : un complexe portuaire de la taille de Monaco sur des terres gagnées sur la mer à Colombo, une ville-port qui deviendra une étape majeure sur la Route de la soie.

Tout en présentant la Chine comme une grande puissance bienveillante, Zhou Bo, un membre honoraire de l'Académie de science militaire de l'APL, reconnaît que les méga-projets chinois "vont changer fondamentalement le paysage politique et économique de l'Océan indien". Cette déclaration est importante, car le futur ordre asiatique dépendra de plus en plus de la situation dans l'Océan indien où la Chine s'attaque à la prééminence de longue date de l'Inde - et de moins en moins de celle en Asie de l'Est où le Japon est décidé à s'opposer à la montée en puissance de l'Empire du Milieu.

L'Inde est soupçonneuse face au comportement de la Chine. Mais cette dernière avance assez prudemment pour parvenir à son but sans effaroucher sa proie. Un universitaire américain, John Garver, décrit parfaitement cette stratégie au moyen d'une fable chinoise : une grenouille placée dans une casserolle d'eau tiéde pour y être cuisinée se sent parfaitement à l'aise. Elle ne remarque pas que la température de l'eau augmente peu à peu, jusqu'au moment où il est trop tard - elle est ébouillantée.

Considéré dans cette perspective, il n'est pas surprenant que l'Empire du Milieu ait invité l'Inde à se joindre à son projet de Route de la soie. Il cherche non seulement à assoupir la méfiance de son voisin, mais aussi à freiner le rapprochement stratégique de l'Inde avec les USA et le Japon.

La nouvelle Route de la soie combine des objectifs économiques, diplomatiques, énergétiques et sécuritaires. Il s'agit pour la Chine de créer un ensemble de plus en plus étendu d'installations portuaires pour stimuler ses échanges commerciaux, favoriser sa pénétration stratégique et accroître le rôle de sa flotte de sous-marins de plus en plus nombreux et modernes. Elle vise ainsi à modeler un ordre asiatique fondé non sur un équilibre des pouvoirs avec les USA, mais sur sa propre hégémonie. Seul le concert des démocraties pourra déjouer cette stratégie.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

* Professeur d'études stratégiques au Centre de recherche politique à New Delhi,Il a écrit plusieurs livres : Asian Juggernaut, Water: Asia’s New Battleground et Water, Peace, and War: Confronting the Global Water Crisis.