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Europe: priorité à la lutte contre la déflation

par Barry Eichengreen *

CAMBRIDGE - La Banque centrale européenne (BCE) se dirige lentement mais sûrement vers une politique de relâchement monétaire. La menace de la déflation - et l'inefficacité des mesures prises précédemment - ne lui laissent pas le choix. La question est de savoir si elle pourra agir à temps.
 
Elle a déjà essayé de faciliter le crédit en achetant des actifs de grande qualité appuyés sur des titres. Elle a acheté des titres appuyés sur des flux de trésorerie provenant de prêts hypothécaires du secteur privé (des obligations adossées sur des actifs) et elle a envisagé d'acheter des obligations privées et des titres émis par la Banque européenne d'investissement. Il est clair que cela ne suffira pas. Du fait de l'importance des prêts bancaires en Europe et de la perte de confiance dans le marché de la titrisation, le volume des obligations du secteur privé est limité. Accroître l'offre de ces obligations prendra du temps, ce dont les dirigeants européens ne disposent pas.

Pour toutes ces raisons, l'achat d'obligations du secteur privé ne permettra pas à la BCE d'accroître son bilan de 1000 milliards d'euros comme elle le souhaiterait. Incapable de triompher du spectre de la déflation, Mario Draghi, le président de la BCE, devra encore persévérer pour parvenir à un consensus au sein du conseil des gouverneurs de la banque - ou encore mieux à l'unanimité - pour l'achat d'obligations d'Etat.
 
Mais étant donné la crainte en Allemagne que le relâchement monétaire ne soit qu'une autre manière de désigner l'inflation galopante, Draghi et ses collègues vont avancer à petits pas. Au début, la BCE n'achètera qu'une petite quantité d'obligations d'Etat, mais comme cela ne suffira pas à produire le résultat attendu, elle augmentera le volume de ses achats. Ceci peut-être dès le mois de janvier.

Cette méthode des petits pas ne réussira pas. Face à la déflation, le relâchement monétaire ne fera que transformer les attentes.

Quand on s'attend à la déflation, comme c'est le cas en Europe aujourd'hui, consommateurs et investisseurs retardent leurs dépenses pour profiter d'une baisse des prix. L'attente de la déflation devient alors autoréalisatrice, car la diminution des dépenses diminue l'inflation et dans le pire des cas entraîne une chute des prix.

On peut transformer l'attente de la déflation en attente de l'inflation - ce qui encourage à la dépense. Mais il y faut un électrochoc, des mesures spectaculaires pour convaincre les consommateurs et les entreprises que demain ne ressemblera pas à hier. La banque centrale doit convaincre qu'elle fera "tout ce qui est nécessaire", ainsi que l'a formulé Draghi en juillet 2012, pour extraire l'économie de l'ornière déflationniste.
 
C'est ce que la Banque du Japon et son gouverneur, Haruhiko Kuroda, essayent de faire. Mais compte tenu des craintes et de la répugnance de l'Europe du Nord à l'égard d'une politique monétaire radicale, la BCE semble intrinsèquement incapable d'adopter la même attitude. Les adversaires du relâchement monétaire craignent qu'il n'ouvre la voie à l'inflation - une idée étrange étant donné la situation de l'économie européenne. Ils craignent que les achats d'obligations n'ouvrent la voie à une nouvelle bulle financière et à une crise. Cette peur elle aussi est étrange, car la réglementation des marchés financiers est bien plus stricte aujourd'hui. Le relâchement monétaire va diminuer la pressions qui s'exerce sur les pays européens afin qu'ils réforment. C'est l'objection la plus pertinente que l'on puisse adresser à cette politique. Selon cet argument basé sur le risque subjectif, les autorités ne vont procéder à des réformes douloureuses du marché du travail et des autres marchés et poursuivre la consolidation budgétaire nécessaire pour regagner la confiance des investisseurs qu'avec un revolver braqué sur elles. Or si la BCE achète leurs obligations, les Etats n'auront plus à tenir compte de la pression du marché.
 
Ceux qui défendent ce point de vue - et soulignent l'obstacle majeur à une politique radicale de la BCE - se trompent complètement dans leur analyse. Dans le contexte actuel, avec une inflation dangereusement proche de zéro, les Etats sont réticents à faire quoi que ce soit qui accroisse le risque déflationniste. Or les réformes structurelles et la consolidation budgétaire sont déflationnistes à court terme. La consolidation budgétaire entraîne une diminution des dépenses publiques, d'où moins de pression à la hausse sur les prix - la dernière chose dont l'Europe a besoin dans un contexte déflationniste.

Les réformes structurelles qui augmentent la flexibilité du marché du travail et des autres marchés sont également déflationnistes. Encourager cette flexibilité alors que le taux de chômage est supérieur à 11% permettra aux entreprises de diminuer les salaires, et en conséquence de diminuer les prix pour remporter des parts de marché. De la même manière, en intensifiant la concurrence, la dérégulation va conduire à une baisse des prix.

Dans un autre contexte, ce serait une évolution positive. L'Europe est prête à récolter les bénéfices de la consolidation budgétaire et des réformes structurelles - mais à long terme, pas à court terme, quand c'est la déflation qui cause problème - ce dont sont conscients les Etats européens. C'est pourquoi la meilleure chose que pourrait faire la BCE en faveur de la consolidation budgétaire et des réformes structurelles serait d'annihiler le spectre de la déflation, ce qui exige une politique de relâchement monétaire de grande ampleur. Ceux qui prétendent qu'une politique aussi audacieuse serait un obstacle à la consolidation fiscale et aux réformes structurelles devraient envisager les conséquences de la déflation.

Traduit de l'anglais par Patrice Horovitz

* Est professeur d'histoire et des institutions américaines à l'université de Cambridge et professeur d'économie à l'université de Californie à Berkeley Son dernier livre , Hall of Mirrors: The Great Depression, The Great Recession, and the Uses - and Misuses -of History (Oxford University Press), va sortir en janvier.