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Junky peuple, régime donneur : manque et toxicomanie

par Kamel Daoud

L'observation est géniale : d'où vient l'idée que c'est l'Etat qui doit donner, loger, habiller, enseigner et payer, salarier et rémunérer ? C'est l'ami Chawki Amari d'El Watan qui parle. D'où vient en effet cette idée aujourd'hui admise, normalisée et devenue une constante nationale après les trois autres totems ? Pourquoi chaque Algérien croit que l'Etat lui doit quelque chose ? De l'histoire, dit-on. Chawki Amari dit qu'aux origines, c'est-à-dire en 62, le peuple était pauvre, creux et affamé. Donner était une suite logique de la décolonisation.

Le régime était en position d'assistance à un peuple fauché et déshérité pendant trois mille ans. Ensuite, donner était une manière d'acheter, dominer, clientéliser, s'enrichir en prenant un pourcentage sur le don. Donner est devenu la loi. Le régime se maintenant par sa mission de donateur universel. Ainsi de suite. Jusqu'à aujourd'hui. Sauf que donner, c'est pourrir. En face du régime dans le rôle de l'alimentation générale, s'est développé un peuple alimentaire, fiévreux, colérique et junky. Prendre, avoir, obtenir sont devenus la norme aussi. Donner est une loi, avoir est un droit.

C'est ainsi. La gratuité du don a corrompu l'âme de tous et les règles de pesanteurs et de logique. Il n'y pas de logique chez l'Algérien entre son effort et son salaire, pas de lien de cause à effet, de système de valeur et de mesure. Son salaire dépend d'autres règles. L'économie algérienne dépend des lois de la subvention, pas de celle de la performance. Le régime dépend de l'alimentation, pas des élections. Le salaire dépend de la force ou de la servilité, pas du bilan annuel.

Avoir est donc l'autre loi. On trouve légitime, chez l'émeutier comme chez l'intellectuel de gauche, que l'on demande, exige et attende. Et il est admis que le régime doit donner, pas réguler, offrir, distribuer. L'eau manque ? Un village se meurt ? Une route ne mène pas ? Je veux un logement ? Je m'attaque au régime parce qu'il n'a pas donné et que c'est un donneur par essence. S'il ne donne pas, je suis dans la légitimité de le contraindre, brûler, casser, couper ou crier. Et le régime admet que c'est là son rôle en tant que flibustier en chef : il donne, parle, fait un discours, chante ses propres louanges de donateur et explique que sans lui, le système intestinal va s'écrouler. On a fini par normaliser un contrat absurde : le régime est en devoir de donner et le peuple est en devoir d'attendre. Et travailler ? C'est autre chose dont on se souvient quand on se souvient des colons. C'est un effort. C'est en plus. Dans les autres pays du monde, quand un village n'a plus d'or dans les mines, plus de vocations ou de sens, il meurt. Ses gens s'en vont chercher ailleurs le sens et le sou. Personne ne coupe une route car il est illogique de couper une route pour demander à un Etat de payer, donner et assister. Le cosmos (normal) est ainsi fait. Les Etats sont là pour la loi, pas pour la semoule. Quand on ne travaille pas, on meurt, alors que chez nous, on va à la poste, on coupe la route et on encercle un puits. Pour manger, il faut bouger depuis la préhistoire. Chez nous, manger, c'est s'allonger.

Ce lien de névrosé entre peuple et régime a créé un peuple addictif, intoxiqué : s'il n'obtient pas, il s'immole, se taillade la peau, menace de se jeter du haut des toits, hurle ou casse tout. Signe clinque de la toxicomanie pétrolière. Du manque. Fièvres et agitations. Anxiété face au vide et aux feuilles mortes. Troubles. Et plus le régime donne, plus il accroît la dépendance, donc ses troubles, le risque de manque et la violence du manque. Sans fin. Le sevrage sera très dur dans quelques générations ou quelques mois. Le peuple junky n'arrive plus à admettre l'absurdité de son sort et une tradition intellectuelle algérienne légitime même cette maladie, présentant la drogue comme un droit, le drogué comme une victime et le dealer comme manquant à sa mission de fournisseur.