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De quoi garder le sourire

par Chris Patten *

LONDRES : Au moment où je prends la plume, ma femme me lance un défi de circonstances : «Noël approche, époque de paix et de réjouissances. Et si tu essayais d’écrire quelque chose qui rende les gens heureux ?»

Cette demande en apparence badine est en fait une tâche redoutable. Le virus Ebola décime les populations et les moyens de subsistance en Afrique de l’Ouest. Une légion de brutes islamistes terrorise la Syrie et l’Irak. Les forces du président russe Vladimir Poutine ont envahi la Crimée et l’Est de l’Ukraine. Ajoutez à cela une économie mondiale chancelante et il semble y avoir peu de raisons de se réjouir en cette fin d’année.

Mais le bonheur est un phénomène complexe. Les personnes qui vivent dans la misère peuvent se sentir plus heureuses, plus souvent que leurs homologues plus «riches». C’est ce genre de contradiction qui alimente les recherches en sciences sociales et en neurologie, consacrées à cette question séculaire : quel est le secret du bonheur ?

Bien sûr, les outils qu’utilisent les scientifiques, allant de l’imagerie de pointe pour examiner les centres du plaisir du cerveau à des équations microéconomiques du bonheur, ne sont pas pertinents dans ce domaine. Un algorithme, aussi bien documenté et soigneusement conçu qu’il soit, peut-il jamais vraiment saisir la relation entre le bonheur et des facteurs tels que le revenu, la santé, la durée de vie et l’éducation ?

Quoiqu’il en soit, il est clair que le bonheur d’une personne ne dépend ni de son emploi ni du solde de son compte en banque. Le comédien britannique Spike Milligan a certes pu vérifier à quel point l’argent ne fait pas le bonheur. Mais il aurait sans doute reconnu que d’autres facteurs, comme une bonne santé et des amis proches, comptent beaucoup pour améliorer un état d’esprit.

Même les activités apparemment banales peuvent et doivent apporter un bonheur considérable, car elles peuvent représenter un progrès significatif. Ma visite chez le dentiste la semaine dernière, par exemple, était de loin supérieure à mes visites d’enfance. Enfant, la seule vue du fauteuil du dentiste provoquait chez moi des sueurs froides, car je m’attendais à ma prochaine rencontre avec une batterie d’instruments brillants, apparemment conçus dans le but principal de me causer une douleur atroce. En revanche ma dernière expérience fut simple, voire même confortable.

Et mon enfance ne remonte pas à si longtemps. Imaginez l’expérience d’un enfant il y a un siècle, ou avant. Il y a près de 5 000 ans, les Chinois utilisaient l’acupuncture, pas les soins dentaires, pour traiter les maux de dents. Aristote souffrant de problèmes dentaires, écrit sur les traitements des dents cariées et sur les maladies des gencives, sur les extractions réalisées avec des pinces et sur l’utilisation de fil métalliques pour stabiliser les mâchoires fracturées. L’écrivain sanscrit classique Vagbhata décrit 75 maladies bucco-dentaires. Et Shakespeare notait que la carie dentaire causait une douleur terrible et odeur désagréable.

La douleur a touché les riches et les pauvres, sans distinction. La reine Elizabeth I d’Angleterre utilisait des morceaux de tissu pour combler les trous entre ses dents, pour améliorer son apparence. Le roi de France Louis XIV s’était fait retirer toutes ses dents du haut, après qu’un dentiste lui ait fracturé la mâchoire en essayant d’extraire une molaire inférieure.

Tant de gens perdaient leurs dents que l’on recyclait les dents des personnes décédées. Les dents des 50 000 soldats tués à Waterloo en 1815 ont été extraites et utilisées jusque dans les années 1860 pour remplacer celles des édentés.

Même durant ma propre vie, la perte des dents était monnaie courante. Ma grand-mère a perdu toutes ses dents au cours de sa vie et mes parents ont perdu un grand nombre des leurs. Ils avaient l’habitude de faire blanchir tous les soirs leur dentier dans un verre. Bien sûr, les maladies dentaires n’ont pas été supprimées. Aujourd’hui, 30% des personnes de 65 à 75 ans dans le monde sont édentées, les groupes pauvres et défavorisés enregistrant les taux les plus élevés. Mais le taux global est en baisse. La jeune fille de mon ami, qui a récemment demandé si elle devrait jamais «mettre et retirer» ses dents comme ses grands-parents, peut être pratiquement sûre que non.

Toutefois même si le cas se présentait, elle ne risque pas de rencontrer les obstacles auxquels ont été confrontés par le passé les personnes en mauvaise santé dentaire. Les recrues potentielles de l’armée ont été réformées en cas de carie dentaire ou de dents manquantes, parce qu’elles auraient été incapables de mordre pour ouvrir une cartouche de poudre pour un fusil ou d’utiliser leurs dents pour enlever la goupille d’une grenade. Elles n’auraient pas pu non plus manger correctement. Pendant la guerre des Boers, les Britanniques ont dû envoyer des hachoirs à viande en Afrique du Sud, pour que les soldats ne soient pas obligés d’avaler des morceaux de viande sans pouvoir les mâcher.

Il semble que l’écrivain et journaliste américain P.J. O’Rourke ait vu juste en soutenant que la meilleure chose du XXIème siècle, comparée à un certain «âge d’or» du passé, c’est la dentisterie moderne. Pourquoi ne pas prendre les dents, leur propreté et leur santé relative, comme une marque du progrès économique et du bonheur humain ?

Bien sûr, il y a peu de chances que la santé dentaire ait jamais sa place sur l’ordre du jour du Programme des Nations Unies pour le Développement. Mais elle donne pourtant un bon indicateur du bien-être relatif. Et étant donné la douleur que peut causer une rage dents, la dentisterie mérite une place d’honneur à la Journée Internationale du Bonheur organisée par les Nations Unies au printemps prochain.

En dépit de toutes les horreurs politiques qui affligent le monde, il y a quelque chose chez beaucoup d’entre nous qui peut nous faire garder le sourire : des dents belles, blanches, propres, saines et sans douleurs.

* Dernier gouverneur britannique de Hong Kong, est actuellement Chancelier de l’Université d’Oxford.