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Elire s'apprend en élisant : Les Tunisiens face à une nouvelle révolution

par Kmar Bendana : Hammam-Lif

Nul doute que nous n'avons pas d'autre solution que d'en passer par les élections, un dispositif éprouvé ailleurs et dont on doit tester les règles, l'attirail et les résultats. L'épreuve reste neuve pour la Tunisie, malgré le galop d'essai d'octobre 2011, le premier pas dans l'appropriation de la politique, jusque là confisquée et gelée.

Le lent dégel déclenche des bactéries dans le fonctionnement du corps social, à commencer par le peloton des politiciens. Les menaces de violence assombrissent l'horizon de ce deuxième examen de passage, décliné en trois rendez vous en ce quatrième trimestre 2014. La «démocratie» - avec toutes ses limites - est encore loin et rien ne permet de savoir si on peut y parvenir par d'autres chemins que ceux pris par les prédécesseurs. Le fait qu'elle soit malade là où elle est née ne nous évite ni les difficultés de son accouchement, ni les tares ordinaires de la compétition : l'argent incontrôlé et ses influences inavouées, les coups bas entre concurrents et les tractations politiciennes avec les milieux d'affaires locaux, régionaux et internationaux... A la veille du rendez-vous des législatives 2014, on se demande si l'incertitude accentuée par la déception et la fatigue «post -révolutionnaires» va déboucher sur l'envie des Tunisiens/ nes inscrits (plus de 5 millions) d'aller aux urnes. Elire est un exercice de liberté et une épreuve de responsabilité : les trois rendez-vous électoraux seront-ils suffisamment fréquentés et de façon assez saine pour baliser la voie à la suite de l'apprentissage démocratique ?

L'ESSENTIEL

L'essentiel pour ces élections de 2014 est d'éviter la violence : plus de 50 morts en trois ans, sans compter les 400 de la «Révolution» et les centaines de blessés c'est beaucoup, sans compter les menaces, sur les frontières algériennes et libyennes. Doit-on se résoudre à admettre la tricherie, le commerce électoral et les coups bas, une violence en soi ? Cette forme «atténuée» du refus de passer à une vie politique réglée est-elle acceptable ? Les tentatives d'irrégularité traduisent une résistance au règne de la loi et sèment la peur de participer. Ces infractions décourageantes s'ajoutent à l'intimidation semée par les attentats. Entre les réseaux jihadistes et les poches d'enrôlement local, la situation est précaire d'autant que l'Etat est affaibli depuis 2011 et les problèmes économiques et sociaux intacts. La force publique est infiltrée de nominations partisanes sans contre-pouvoirs, ni reddition de comptes. La sécurité est depuis longtemps l'objet de tractations opaques. Les directions de la Justice et l'Intérieur, où les relations sont tendues et floues entre les clans, n'offrent pas assez de garanties aux méfiants envers la marche démocratique.

Oui, l'insécurité, l'inflation et la cherté de la vie épuisent les gens et les 3000 jeunes partis en Syrie dont on parle sans preuves planent sur les consciences. Reste qu'en l'absence d'un gouvernement élu, personne ne sait quoi faire. Indécision, rumeurs et propagande troublent les choses. L'enjeu de ces élections réside dans leur déroulement même. On ratiocine sur les pourcentages attendus des islamistes mais l'enjeu dépasse l'attente des scores. Les journalistes sont habitués à commenter les ratios électoraux comme des résultats de match de foot. L'optique est déroutante à ce stade où l'on doit nuancer la vision et hiérarchiser les éléments d'une situation tellement mouvante que l'œil s'y perd.

Deux partis sont en tête : «Ennahdha», le parti islamiste, a été mis à la porte du gouvernement en janvier. Ses discours électoraux affûtent un discours de «consensus» et une image «démocrate», une évolution depuis 2011, tout au moins en apparence ; «Nida Tounès», coalition libérale née en janvier 2012, mêle des anciens du pouvoir de Ben Ali, des indépendants et des fractions de l'opposition à Bourguiba et Ben Ali. Ils ne sont pas les seuls et on craint une bipolarisation qui les ferait s'entendre sur le dos de partis numériquement plus faibles mais nécessaires au pluralisme de la vie politique. Les commentaires sur les élections s'attachent aux chiffres, or le plus important est de traverser ces trois élections sans violence ni mort.

INDICES DE RESPONSABILISATION

Alors que la classe politique -vieille et usée- fait tourner le manège ordinaire de toute campagne, avec affichages, tournées, déclarations de programmes, plateaux télé et meetings, l'incrédulité pointe chez les Tunisiens et Tunisiennes. Depuis près de quatre ans, on vit sur le fil du rasoir, passage obligé qui demande que les gens s'impliquent concrètement pour défaire la politique de son carcan. Le phénomène est en cours, microscopique et éclaté dans l'ensemble du pays. Le nombre de jeunes impliqués dans l'action politique a augmenté depuis 2011 (le chômage bat son plein, surtout dans les rangs des diplômés) et les femmes occupent fortement l'espace et le débat publics. La vie associative enregistre des initiatives locales qui font bouger les citoyens/nes vers la défense de la chose publique. C'est long et lent, perceptible au quotidien et à petite échelle, mais pas par les journalistes, ni par les observateurs pressés et obnubilés par des schémas pré -établis. Ce chamboulement nécessite pourtant une attention suivie et non des spots pressés et des «experts» formés à des univers et des vocabulaires établis dans d'autres «transitions». On est submergés d'ONG qui nous observent et d'interprètes «internationaux» qui noient les informations essentielles dans une littérature impersonnelle et des observations hâtives, quand ce n'est pas de la propagande enrobée. On chante les vertus de «l'exception tunisienne» parce que l'exemple rassure, comparé à la Lybie, à la Syrie et aux dérives de Daech. Pourtant les enquêtes de terrain et l'approfondissement manquent ; parfois, des entretiens percent par intermittences des phénomènes que le lectorat peine à relier. On commente des déclarations et discours mais il n'y a pas assez de portraits ni de situations, ni de suivi des multiples actions, minuscules qui ont éclos depuis 2011. Le journalisme local est malade des fonctionnements passés, intellectuellement limité et compromis avec des payeurs. La condition générale de la communication et de l'information prouve que la crise est généralisée au niveau du regard, des commanditaires et des agents consacrés comme relais d'information. Quarante cinq mois n'ont pas suffi à mettre au point nos médias, sur le plan technique et éthique. On sait qu'il faut des années pour former des journalistes valables, pour que des voix émergent et décryptent convenablement ce qui se passe, en se faisant relayer vers les circuits qui portent. C'est le lot des verrouillages autoritaires, sans compter les autres problèmes ...

Ce qui laisse espérer des suites, c'est d'observer des indices de politisation de la population. Une forme de présence avisée se répand parmi les hommes et les femmes. Cela se voit particulièrement dans la catégorie des observateurs : ils sont plus de 12.600 répartis sur quatorze associations tunisiennes. Cette mobilisation rassure même si le dispositif est loin d'être infaillible. De même chaque électeur peut vérifier si son nom et son numéro ont été ou non utilisés pour les parrainages des candidats aux présidentielles. De nombreuses plaintes ont été enregistrées pour protester contre ces détournements. Ces espaces de responsabilité qui s'interposent entre les électeurs et les préposés aux résultats constituent une des poches d'espoir fabriquées ces premières années d'une transition qui s'annonce longue, mais dont le fil doit être tenu de plusieurs côtés.

Ces signes indiquent que Tunisiens/nes ne sont pas tous inertes devant les possibles ouverts depuis 2011. Les urnes font partie du chemin obligé. Contre la triche probable (on dit que les islamistes ont placé des gens partout), les gens parlent et écrivent (c'est nouveau et ça continue), trouvent des parades «légales» (l'Instance Supérieure Indépendante des Elections -ISIE- est débordée par les plaintes), s'organisent pour occuper l'espace des élections jusque là abandonné aux partisans du pouvoir et accaparé par l'appareil de l'Etat ! Le processus est utile pour l'avenir car il permet de créer des antidotes contre la violence.

Il faudrait que l'on n'ait pas trop d'abstentions (maladie « ordinaire » des démocraties) et que la violence ne s'invite pas dans ce premier rendez-vous électoral, après trois ans où la mort a été, hélas, présente. La marche s'apprend en marchant?.