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Serons-nous un jour maîtres de nos données personnelles ?

par Nathan Eagle *

BOSTON – Nous laissons presque tous derrière nous une empreinte numérique – trace des fameuses «données passives » générées lorsque nous interagissons sur Internet, au contact de contenus de marque sur les médias sociaux, ou lorsque nous effectuons la moindre transaction en ligne,de type achat par carte de crédit. Il y a quelques secondes à peine, vous avez sans doute généré des données passives en cliquant sur un lien afin de pouvoir lire cet article.

Les données passives, comme leur nom l’indique, ne sont pas générées de manière consciente, constituant de simples produits dérivés de notre existence technologique au quotidien. Ainsi, ces informations – de même que leur valeur monétaire intrinsèque – échappent la plupart du temps à l’attention des internautes.

Or, les entreprises ne manquent pas d’exploiter le potentiel de ces données passives. Elles savent que de telles informations, de la même manière que les matières premières, peuvent être explorées et utilisées de façons diverses. En analysant par exemple l’historique de navigateur des internautes, les entreprises sont en mesure de prévoir quel type d’annonces publicitaires seront susceptibles d’intéresser ces internautes, ou quel genre de produits ils seront le plus susceptibles d’acheter. Les organismes de santé suivent eux-mêmes cette tendance, étudiant les habitudes d’achat d’une communauté afin de prédire par exemple une épidémie de grippe.

En effet, un secteur d’entreprises tout entier – opérant, pour employer un euphémisme, en tant que «plateformes de gestion de données » – capte aujourd’hui les données passives des utilisateurs individuels, et en tirent plusieurs centaines de milliards de dollars. Selon les estimations du Data-Driven Marketing Institute, le secteur du «data mining » aurait généré quelque 156 milliards $ de recettes en 2012 – soit près de 60 $ auprès de chacun des 2,5 milliards d’internautes à travers le monde.

A priori colossal, un tel chiffre ne constitue qu’une première étape dans l’économie des données. D’ici 2020, les internautes du monde entier devraient représenter une population de cinq milliards d’individus, pour dix milliards de nouvelles connexions de machine à machine, et une multiplication par 11 du trafic des données mobiles.

Étant donné l’impressionnante croissance du volume de données créées, et du développement perpétuel du nombre d’applications au sein des différents secteurs, on peut raisonnablement s’attendre à ce que les données individuelles représentent bientôt une valeur de plus de 100 $ par internaute. Dans dix ans, le secteur de la collecte des données pourrait générer chaque année une valeur de plus de 500 milliards $.

Sur la base de ces estimations, la question se pose de savoir à quel type de rémunération peuvent aspirer les internautes créateurs de ces données de plusieurs milliards de dollars. En l’état actuel des choses, aucune rémunération quelle qu’elle soit. Les internautes se situent au bas d’une pyramide économique éclatée.

La valeur que génèrent leurs données se trouve collectée par des parties tierces, et vendues à n’importe quelle riche organisation désireuse de les acquérir. Mais il ne s’agit pas là d’une réalité inéluctable. La première étape en direction du recouvrement d’une part de la valeur de nos propres données consisterait à considérer ces informations comme de véritables actifs, plutôt que comme de simples produits dérivés. Dès lors, les internautes seront susceptibles de trouver le moyen d’exercer un contrôle sur leur propre création.

Les utilisateurs de Facebook ont d’ores et déjà la possibilité d’exporter l’ensemble de leurs données personnelles sous forme de fichier compressé, en cliquant simplement sur un lien situé sur leur profil. Il leur serait possible de vendre directement ces informations aux organisations intéressées, plutôt que de laisser Facebook s’en charger.

Bien entendu, le marché des données n’existe pas encore à cette échelle. Pour autant, comme l’illustre la possibilité d’exportation de données Facebook, la présence d’un nouveau modèle consistant à changer les données en actifs, et les consommateurs en producteurs, ne constitue pas nécessairement une perspective lointaine. Un tel modèle permettrait d’autonomiser plusieurs milliards d’internautes, en les rendant bénéficiaires d’un échange transactionnel – échange projetant de la valeur dans toutes les directions.

Au-delà de la possibilité pour les internautes de monétiser leurs données, ce modèle bénéficierait aux acheteurs de données eux-mêmes, en ce sens qu’il leur conférerait une relation plus étroite avec les consommateurs – notamment en ce qu’il permettrait d’atténuer la méfiance susceptible d’exister lorsque les utilisateurs ne participent pas de leur plein gré au partage et à l’utilisation de leurs données.

Celles des entreprises qui reconnaîtront les données personnelles en tant que propriété personnelle seront les mieux placées pour bâtir une relation auprès des consommateurs, bénéficiant d’une plongée plus profonde au cœur de leurs besoins et aspirations propres.

Si la réalité exige que les données passives représentent une valeur de plusieurs centaines de milliards de dollars lorsqu’elles sont vendues par des tiers, les données que les individus choisissent consciemment de partager – points de vue fiables et sincères quant à leurs motivations en tant que consommateurs – devraient valoir bien plus. En reconnaissant pleinement l’individu existant derrière ces données, les entreprises pourront accéder à cette valeur et la partager, au sein d’une économie des données pleinement inclusive.

Les données personnelles ont ceci de particulier qu’elles appartiennent précisément à chaque personne. Chacun devrait pouvoir décider de les partager ou non, et décider seul des modalités de ce partage.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

* PDG de Jana, société figurant au classement World Economic Forum Technology Pioneer.