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Festivals été 2014 : impressions d'une spectatrice

par Kmar Bendana : Hammam-Lif

L'été a été meurtrier. Les festivals se sont tenus, tant bien que mal, avec des moyens sporadiques, une infrastructure inchangée, des moments de plaisir et des couacs.

En dépit des morts, incendies et troubles divers, du temps, du travail et de l'argent ont été transformés en concerts, pièces, ballets, projections de films et de photos à travers la République. Le principe qui fait passer la joie avant le deuil joue toujours. Qu'il n'y ait pas eu de décrochage essentiel dans le programme festivalier de l'été 2014 est un signe de vitalité de la société tunisienne, un de plus, même s'il est adossé à des carences, des blocages et des difficultés qui datent et peinent à disparaître, faute d'une gestion publique plus saine, de réformes adéquates et de mœurs citoyennes.

Organisation et public

La festivalite est une manne culturelle et touristique éprouvée. L'essaimage des festivals entretient depuis des décennies les loisirs estivaux tunisiens : on a fêté deux cinquantenaires, celui du Festival de Carthage et celui du Festival International du film amateur de Kélibia (FIFAK). Sans cacher les inégalités qui séparent les grandes manifestations soutenues par l'Etat et les chancelleries des formules qui réussissent à imposer spécificité et régularité, la carte festivalière s'est étendue et diversifiée. Elle est sensiblement la même en ce quatrième été depuis 2011, avec ses écarts et disparités, des efforts et des mésaventures, des équipes fluctuantes, des prix qui n'ont pas tari les publics, un élan vers les régions moins nanties. Trafics de billetterie et régimes de faveur sont surveillés et combattus mais il ne faut pas se leurrer : le marché noir prospère et les resquilleurs sont toujours plus malins que les vigiles. Le sponsoring -encore plus nécessaire en temps de disette publique- introduit son lot de faveurs et de désordres, les habitudes de traficotage faisant le reste. Une constante : les faiblesses du son. Les artistes équipés et avertis travaillent avec leurs techniciens et matériel propres. Autrement, le spectateur subit le vacarme des hauts parleurs et des consoles qui diffusent un tapage de boîte de nuit, sans le savoir-faire de d-j. Les pannes et fautes de balance, l'abus des effets sonores (comme l'écho) sont une insulte à la qualité des artistes et aux oreilles des spectateurs. Pourquoi nos festivals ne juguleraient-ils pas les techniciens formés par les écoles de cinéma et d'audio-visuel ? Les comités qui travaillent toujours dans la précipitation trouveraient dans ces compétences une efficacité de bon aloi.

Beaucoup reste à faire en amont des standards d'organisation comme du côté des usagers. Le tohu-bohu des bandes, les babillages pendant les spectacles et les bruits d'enfants parasitent les ambiances jusqu'à gêner la concentration des artistes. A la sortie, bouteilles en plastique, détritus de fruits secs et emballages de gâteaux et sandwichs tapissent les sols. Ces scènes off sont un de nos miroirs : le désir de spectacle s'apparente aux joies familiales et aux fêtes de quartier, réflexes de nuisance et de pollution compris. Même les festivals à forte sélectivité n'échappent pas à l'incivilité. Réformer le public est-il un objectif de politique culturelle ? La révolution est loin d'être advenue dans le domaine de la culture, régi par une grammaire commerciale paresseuse et un public désinvolte.

Programmer d'accord mais la vision ?

Pour le bonheur du public, les ressources festivalières sont rôdées : les organisateurs ont pensé à des valeurs sûres, en variant selon les goûts, les âges et les cachets des artistes. Des écrans dressés dans certaines villes ont relié des populations éloignées à des spectacles difficiles à déplacer, des cycles de cinéma itinérant. On a allié des célébrités internationales avec des artistes du crû, des vedettes consacrées avec des talents qui montent. Le one man show est cependant omniprésent, la scène culturelle comme la scène politique exhibent des potentialités anciennes qui peinent à se renouveler, à accoucher de modes de fonctionnement plus collectifs. Le besoin de détente et d'amusement est un carburant en temps de crise et, à leur manière, les artistes sont des secouristes et des thérapeutes. Côté musical, différents genres occidentaux et orientaux ont égayé les grands et les petits. Le centenaire de la chanteuse Saliha (1914-1958) a marqué la saison ; le rap, sorti de l'underground, se voit consacré à travers les noms les plus connus ; la musique soufie, jouée cette année sous tous arrangements, fait office de référent patriotique. Le théâtre a exhibé le répertoire " post-révolution ", chargé de référence aux événements, avec des textes et des interprétations mis à jour au fil de l'actualité. Entre dérision et caricature, les citations de la vie politique et les moqueries envers les gouvernants transportent les publics. Les sketchs construits ou improvisés autour des sorties verbales des politiciens, de leur accoutrement et de leurs frasques sont des moments de gaie concorde. Les scènes de festival fonctionnent comme des espaces d'un exercice de la politique, direct et spontané, enjoué mais pas dénué de sens. Collectes pour les martyrs, rappels de solidarité avec Gaza et clins d'œil envers les policiers de service servent de liens et de messages. Joie de vivre et scepticisme envers la politique trouvent des soupapes à travers les spectacles qui canalisent, dans l'éphémère et l'amusement, un rejet de l'ordre arrogant de la politique. En dépit des inévitables (quoique !) annulations et des bisbilles entre artistes, la programmation a tourné mais panachage et planification ne signifient pas vision. Au niveau de chaque festival comme sur le plan national, on vit sur l'acquis. Les mesures légales, les procédures et les équipes en l'état ne permettent pas d'aller au-delà de la planification des représentations, du marketing et de l'effort de suivi.

Epaisseur et médiation

Conformément aux recettes gestionnaires, les supports d'information et de communication sont actionnés. Les spots d'annonces en boucle et les pages facebook informent quotidiennement sur les programmes, diffusent déclarations d'artistes et de responsables. Les avis de spectateurs prennent leur place dans les reportages.

Les affiches et les flyers jonchent murs et sols et les voitures de publicité circulent dans les rues et sur les plages. La matière journalistique (interviews, critiques, extraits et échos) est telle que les pages " Culture " refusent des papiers, dit-on. Une manifestation chassant la précédente, des chroniques ne parviennent pas à parution.

La nouvelle est à double tranchant : bonne parce que ça dit la profusion culturelle et le besoin d'en faire plus côté information, mauvaise parce que ce débordement reflète l'étroitesse des relais médiatiques et le manque de décentralisation. Si la radio arrive à couvrir les festivals régionaux, la télévision et la presse écrite sont moins en phase. C'est un signal en soi. Pourquoi ne pas penser à des magazines plus structurés ? A côté des plateaux qui font écho à l'événementiel, pourquoi ne pas réfléchir à des débats approfondis à partir de la vie culturelle et de son pic estival ? Comme ailleurs, la vitesse des faits et le foisonnement de l'actualité en appellent à un journalisme de plus d'épaisseur. Il est naturel que les magazines culturels, en papier ou en ligne, soient branchés sur ce qui se passe à chaud mais pourquoi ne pas penser à des formes d'expression plus réfléchie, même si cela exige du temps et de la collégialité, en amont des comités de rédaction et des agendas ? Investir davantage dans l'enquête et la médiation peut entraîner le métier de journaliste pris de court, comme d'autres, par l'explosion de la parole et de la créativité, vers une meilleure adaptation.

Entre désir de faire la fête, une armature matérielle, médiatique et juridique inadaptée et comportements inciviques, les festivals de l'été 2014 reflètent une image de la Tunisie, en suspens, se tenant sur un fil joyeux, mais fragile et menacé. L'aspiration au changement qui s'est exprimée en 2011 fait du sur-place, laissant flotter un espoir immobile, figé par l'insécurité ambiante, attristé par les morts récentes et bloqué par des carcans. Un espoir quand même ? La société tunisienne, vivante mais bridée attend de secouer ses torpeurs, de tracer un sens qui prendrait en charge les pièges d'une prise en otage par l'argent, la précipitation et le mépris de la culture.