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Les autres et nous

par Bouchan Hadj Chikh

Les images, transmises par la télévision française, ce mardi 22 octobre 2013 - des travailleurs grévistes, s'opposant au dépôt de bilan des abattoirs du Morbihan, s'empoignant avec d'autres travailleurs, de la même usine, toujours sur la fiche de paie du Groupe Breton ? sont la malheureuse illustration de ce que le monde d'aujourd'hui est devenu. Ni poing levé, ni solidarité, ni partage.

Ca n'a pas raté. Ceux qui obéissaient à la direction pour « défendre » leur usine, le 22 Aout, 10 mois, jour pour jour après le licenciement de leurs camarades, ces travailleurs étaient, à leur tour, mis sur le carreau. Dépôt de bilan. Tous ces travailleurs avaient observé, dans l'indifférence, leurs collègues roumains accepter d'être employés à 550 euros par mois, vivant dans la promiscuité totale à quatre ou cinq dans un « appartement ». Ils avaient trouvé cela « normal » parce qu'ils venaient de l'Est de l'Europe. Comme hier le maghrébin ou l'africain. Ils avaient courbé l'échine. Et les voici à la « une » des journaux papiers et radio télévisés. Et vivre, dans l'indignité, des subsides de l'état. Cette mécanique, à l'échelle d'une unité de production est, à quelques détails près, la même que l'on retrouve dans les relations entre les états. Tout comme les dirigeants syndicaux tétanisés par ce qui leur tombe sur la tête, les chefs d'états - appelés ainsi faute d'un autre vocable qui ne frise pas la vulgarité - sont dans une situation similaire. Un homme politique français disait, il y une vingtaine d'années, - Alain Krivine, pour ne pas le nommer - qu'il existait, dans les années 80, plus de raison qu'en 1968 pour déclencher un mouvement populaire. Il savait de quoi il parlait, en 1968, il en fut.

Qu'est-ce qui explique donc que les mêmes hommes qui fraternisaient avec les vietnamiens,refusant de charger des navires que l'on destinait au transport de moyens de répression, qu'est-ce qui explique donc qu'aujourd'hui, leurs enfants ou leurs petits enfants de ces hommes baissent les yeux devant les patrons et se laissent traîner à contre manifester ? Qu'est-ce qui explique donc que les chefs d'états et de gouvernements - qui ont vu, en direct, la destruction de pays millénaires - n'aient pas osé le moindre discours, le moindre acte de solidarité humaine pour le peuple voisin ? Qu'est-ce qui explique qu'ils aient, eux aussi, baissé les yeux pour fixer leurs souliers comme pour voir s'ils étaient bien cirés ou non ? Que dire de ceux qui, frappés de surdité soudaine, n'entendaient pas tonner les obus sionistes contre une population civile et sa direction élue, contre ceux qui réclament encore et toujours le droit à la vie, à la libre circulation sur tout le territoire ancestral, au droit à l'eau, à l'électricité, à jardiner pour se nourrir, à pêcher, à voir leurs enfants manier le stylo ou l'ordinateur, au lieu de n'avoir des yeux rien que pour les armes automatiques ? Croient-ils que leur silence coupable est le prix de leur maintient au pouvoir ?

Ils se sont déjà tus devant les mensonges du président George Bush et du premier ministre britannique Tony Blair, son homme de paille qui rebondit avec un mandat, qu'il ne mérite pas, à la tête du Quartet, la bonne blague,(car les diplomates aussi ne manquent pas d'humour) composé de la Russie, de la Communauté Européenne et des Nations Unies pour la recherche de la paix dans le conflit palestino-sioniste. Une nomination tombée d'un nuage chargé d'orages, sans que l'on visse froncer le moindre sourcil. Encore moins lorsqu'il fut désigné à la tête de Africa Governance Initiative.

Comment accepter de mettre entre ses mains rouges autant d'assemblées de destruction massive.

Ils ont, tous les deux, participé à la globalisation de la guerre d'agression de l'Afghanistan, meurtri, et de l'Irak, blessée, tailladée. Le documentaire « Guerre, mensonges et vidéo » - diffusé par ARTE vendredi 22 Aout ?en a démonté les mécanismes machiavéliques de gouvernants qui ont osé traiter d'autres gouvernements de « gouvernements voyou ».

Ils savaient de quoi ils parlaient, sans conteste.

Les plus grands ténors de la presse télévisée des Etats Unis et d'autres observateurs n'ignoraient rien de ces manipulations. Ils l'ont dit. Alors pourquoi avoir charrié les torrents de boues et de mensonges de leurs dirigeants ? Nous le savions aussi, nous, ou certains d'entre nous, ceux qui n'ont pas fait preuve de la moindre solidarité. Il en est même qui leur ont offert leurs sols et leurs bases militaires pour lancer leurs agressions.

Au nom de fictives « armes de destruction massive » ? Du tout.

Comme au nom « du coup d'éventail », de l'assassinat de l'archiduc d'Autriche à Sarajevo, de l'incendie du Reichstag, de l'incident du Golf du Tonkin. En oubliant d'autres faux prétextes encore.Sous la responsabilité, directe ou indirecte de la presse et de ses financiers.

Aucun tribunal, malgré les preuves, ne condamnera ces criminels alors qu'un vulgaire vol à la tire, commis par un pauvre hère, affamé, lui vaudra un séjour de plusieurs mois d'emprisonnement.

Mais dans quel monde vivons nous donc ?

Dans une interview publié par le quotidien du soir qui fut, un temps, la référence journalistique, un homme illustre, Claude Lévi-Strauss, l'auteur de « Tristes tropiques », le fondateur de « l'anthropologie structurale », celui que la philosophe et ancienne élève, Catherine Clément, définissait comme l'intellectuel « qui a coupé les liens entre l'ethnologie et le colonialisme », cet homme disait : « l'exclusive fatalité, l'unique tare qui puisse affliger un groupe humain et l'empêcher de réaliser pleinement sa nature, c'est d'être seul ».

Curieusement il affirmait, quelques dizaines d'années plus tard : « Nous sommes dans un monde auquel je n'appartiens déjà plus. Celui que j'ai connu, que j'ai aimé, avec 1,5 milliards d'habitants. Le monde actuel compte six milliards d'humains. Ce n'est plus le mien ».

Les bras lui en tombaient.

Intellectuellement, un espace galactique me sépare de ce penseur. Je n'aurais sans doute pas même mérité d'être son élève. Mais dans ses propos, pesés, je nous retrouvais et retrouvais cette lassitude que l'on ressent quand la vie vous file entre les doigts, quand elle s'emballe.

Il en est qui vous riraient à la face si vous leur parliez d'une troisième guerre mondiale. Ils sont simplement aveugles. Elle est rampante. Les banquiers financent des études pour ne parler que de choc de civilisation, de religiosité, de fanatisme quand c'est l'injustice, et seulement elle, qui est la source de tous les maux des hommes. La gouvernance ? Regardez autour de vous, l'enrichissement des uns qui n'est dû à aucune révélation technologique - n'est pas Bill Gates qui veut - sera encore plus criard quand il ne restera plus rien à « partager » pour les autres. Le reste. Ceux qui attendent. Qui baissent les yeux sur leurs espadrilles. Et quand il y aura partage, c'est et ce sera celui des dividendes pour les actionnaires - l'argent encore - pour ceux qui licencient et gèrent le monde.

Le monde déraille.

Le plus sérieusement du monde, le ministre de la Lettonie, membre de la CEE, Mme Rimante Salaseviciuten, aurait déclaré - j'use du conditionnel parce que je n'ose le croire encore - : « l'euthanasie est une bonne solution aux problèmes pour les couches faibles de la société n'ayant pas les moyens de se payer les soins médicaux ».

Pas moins.

Demain on voudra éliminer - dans cette société de l'absurde et de l'injustice -on voudra éliminer les chômeurs. Qui coûtent chers. Puis, les opposants.Ce qui fut fait. Mais à plus grande échelle, cette fois. Tous ces empêcheurs de tourner en rond.

Comme on tente d'effacer les Ghazaouis et les palestiniens de Cisjordanie et de la surface de la terre et les éparpiller sur terre.

Cela ne date pas d'hier.

Le journaliste Uri Avneri, ami de Yasser Arafat, raconte : « Je venais de découvrir que deux travailleurs arabes dans la construction des routes, un de Cisjordanie et un de Gaza, faisant exactement le même travail, ne gagnaient pas le même salaire. L'homme de Gaza était beaucoup moins payé.Étant membre de la Knesset, je fis des enquêtes. Un haut fonctionnaire m'expliqua qu'il s'agissait d'une question de politique. Le but était d'inciter les Arabes à quitter la bande de Gaza et à s'installer en Cisjordanie (ou ailleurs) afin de disperser les 400.000 Arabes qui vivaient alors dans la Bande, principalement des réfugiés ».

Ca n'a pas marché.

Les Ghazaouis sont encore là.

Et ils se sont battus, pied à pied. Ils se sont bien battus.

Puisse leurs graines de cette denrée rare, appelée « 3 izaoualkarama », plantées dans les champs, labourés par les chenilles des chars des agresseurs, arrosées du sang des innocents, à Gaza et ailleurs, puissent-elles pousser, fleurir pour nourrir tous les hommes qui auront décidé de ne plus baisser les yeux.

Et que jamais plus un homme, qui se bat pour sa dignité, ne trouve un autre homme, de même condition, sur sa route, pour lui faire barrage dans son désir de vire, dignement. Et que le mot « solidarité » reprenne sens.