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Croissance des inégalités : comment éviter le désastre

par Robert J. Shiller *

NEW HAVEN – Le capital au XXI° siècle, le livre impressionnant de Thomas Piketty soulève de nombreux commentaires et attire l’attention sur la croissance des inégalités. Mais il ne s’étend guère sur les solutions. Ainsi que son auteur le reconnaît, sa proposition - un impôt progressif et mondial sur le capital (ou le patrimoine) - exigerait un niveau important et sans aucun doute irréaliste de coopération internationale.

Il faut éviter de privilégier les solutions trop rapides. Un peu partout, la principale préoccupation des responsables politiques devrait être d’éviter le désastre - autrement dit, un événement inattendu aux conséquences catastrophiques. Et comme les inégalités n’évoluent que lentement, il ne se produira sans doute pas avant plusieurs années.

Dans son livre, Piketty décrit longuement ce désastre - un retour à un niveau d’inégalité jamais atteint depuis la fin du 19° siècle et le début du 20° siècle. Dans ce scénario, une toute petite minorité accumule une immense fortune, non parce que ses membres seraient plus intelligents ou travailleraient davantage que le reste de la population, mais en raison d’une redistribution capricieuse des revenus par les forces économiques fondamentales.

Dans mon livre intitulé The New Financial Order: Risk in the 21st Century [Le nouvel ordre financier : les risques au 21° siècle], je propose une sorte d’assurance contre les inégalités afin d’éviter ce désastre. Malgré la ressemblance de leur titres, nos deux livres sont très différents. Le mien défend l’innovation en matière de finance et d’assurance, tant au niveau privé que public, pour réduire les inégalités en gérant quantitativement les risques qui y contribuent. Je crois davantage dans ma proposition pour éviter des inégalités désastreuses que Piketty dans la sienne.
 
Une assurance contre les inégalités suppose d’indexer à très long terme l’impôt des plus hauts revenus sur les inégalités, sans autre modification par ailleurs. J’appelle cela «une assurance contre les inégalités», car au même titre que n’importe quelle police d’assurance, elle concerne un risque avant qu’il ne se matérialise. De même que l’on s’assure contre l’incendie avant que sa maison ne brûle - et non après - il faut traiter le risque d’une hausse des inégalités avant qu’elles ne s’aggravent au point de se traduire par l’émergence d’une nouvelle classe toute puissante de gens fortunés qui utilisent leur pouvoir pour accroître encore leurs gains.

En 2006 j’ai écrit avec Leonard Burman et Jeffrey Rohaly du Centre de politique fiscale un document de travail dans lequel nous analysons les conséquences de cette proposition. En 2011, Ian Ayres et Aaron Edlin on fait une proposition analogue.

Notre proposition repose sur l’idée qu’un certain degré d’inégalité est économiquement sain - la perspective de s’enrichir est une motivation forte pour travailler. Mais trop d’inégalité est inacceptable. Pour que cette assurance contre les inégalités puisse être adoptée, il faudrait que son application soit progressive, selon une formule connue à l’avance.

Pour être efficace, l’impôt sur le capital - qui touche en particulier des retraités qui se déplacent facilement d’un pays à un autre - suppose des accords internationaux pour éviter que les riches n’aillent s’installer dans les pays où l’impôt est faible. Or l’impopularité de cet impôt empêche une coopération internationale. La Finlande avait un impôt sur le capital, mais elle y a renoncé ; il en est de même de l’Autriche, du Danemark, de l’Allemagne, de la Suède et de l’Espagne.

Augmenter aujourd’hui l’impôt sur le capital, ainsi que le propose Piketty, paraîtrait injuste aux yeux de beaucoup, car s’appliquant aux revenus d’un travail accompli dans le passé, il a un caractère rétroactif - un changement de règle du jeu, alors que la partie est terminée. Les personnes âgées qui ont travaillé dur pour accumuler un capital au cours de leur vie se verraient pénalisées pour avoir épargné, ceci au profit de personnes qui n’ont même pas essayé de le faire. Si on leur avait dit qu’elles allaient être taxées de cette manière, sans doute n’auraient-elles pas épargné autant. Une fois versé leur impôt sur le revenu, elles auraient probablement dépensé le reste, comme tout le monde.

Par ailleurs, si l’impôt sur le capital que propose Piketty était adopté, les riches feraient peut-être davantage d’enfants, car la richesse sous forme de progéniture ne peut être taxée. C’est pourquoi il serait préférable de taxer davantage le revenu et de maintenir une déduction pour les dons réalisés hors de la famille. Si l’on doit adopter aujourd’hui un impôt sur le capital, il faudrait que son application n’intervienne que dans l’avenir pour éviter de donner l’impression de changer les règles du jeu une fois la partie terminée.

L’avantage de l’impôt sur le revenu est de pouvoir être basé non sur le revenu présent, mais sur le revenu moyen perçu sur plusieurs années et de permettre des déductions en faveur des investissements. Il peut ainsi avoir certaines des caractéristiques de l’impôt sur le capital, sans pénaliser ceux qui ont un patrimoine important en raison de leur épargne. Enfin, si un ou plusieurs pays adoptaient aujourd’hui ce projet à long terme pour une application ultérieure, cela pousserait à un dialogue international sur la meilleure stratégie pour combattre les inégalités et permettrait une certaine convergence fiscale au plan international, rendant plus difficile l’évasion des grandes fortunes.

Le livre de Piketty est une contribution précieuse à notre compréhension de la dynamique des inégalités contemporaines. Il souligne un risque majeur pour nos sociétés. Les dirigeants politiques doivent trouver le moyen de nous protéger contre ce risque.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

* Prix Nobel d’économie 2013, enseigne l’économie à l’université de Yale aux USA. Il a écrit en collaboration avec George Akerlof un livre intitulé Animal Spirits: How Human Psychology Drives the Economy and Why It Matters for Global Capitalism [Les esprits animaux - Comment les forces psychologiques mènent la finance et l’économie].