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Vladimir Poutine va-t-il renforcer la zone euro ?

par Jean Pisani-Ferry *

PARIS – Jacek Rostowski, qui était jusqu’en novembre dernier ministre des Finances de la Pologne, a récemment avancé que Vladimir Poutine n’aurait jamais osé annexer la Crimée s’il n’avait pas été le témoin des tourments de l’Union européenne face à la crise de l’euro. A-t-il raison ?

A première vue, le raccourci semble exagéré. Le coup de force de Poutine s’est appuyé sur l’étalage de sa puissance militaire et la menace implicite d’un embargo sur le gaz, pas sur l’arme monétaire (dont il ne dispose pas). Tout au long du conflit sur la Crimée, on s’est centré sur les relations de l’Ukraine avec l’UE, pas avec la zone euro. Quant la monnaie ukrainienne, elle fait partie de la sphère du dollar, pas de celle de l’euro. Dans ces conditions, quelle relation peut-il y avoir entre la devise européenne et l’annexion de la Crimée par la Russie ?

L’argument de Rostowski est que tout au long de la crise de l’euro, les pays européens ont montré qu’ils avaient fort peu de goût pour la solidarité avec leurs partenaires de l’union monétaire. Dans ces conditions, quel niveau de solidarité pouvait-on attendre à l’égard d’un pays extérieur à l’UE ? Selon Rostowski, Poutine a interprété la gestion hésitante de la crise par l’UE comme un feu vert pour agir à sa guise. Et il pourrait continuer sur sa lancée pour la même raison.

On peut de toute évidence analyser la série d’événements qui a suivi l’effondrement financier de 2008 comme témoignant d’une crise de la solidarité. Alors qu’il aurait fallu apporter une réponse commune à la débâcle bancaire en Europe, chaque pays a dû faire face tout seul aux problèmes de ses propres institutions financières. Quand la Grèce n’a plus eu accès aux marchés financiers, il a fallu plusieurs mois pour décider d’une réponse qui évitait soigneusement de faire appel aux fonds européens, et limitait l’engagement financier de chaque pays. Et quand finalement a été érigé un «pare-feu», on l’a choisi de taille réduite et toute responsabilité conjointe et solidaire a été exclue. Quant à l’idée d’euro-obligations, elle a été vite rejetée parce qu’elle supposait une mutualisation de la dette.

De la même manière, bien que l’on ait envisagé de recourir au Mécanisme européen de stabilité pour recapitaliser les banques, il a été finalement décidé que celui-ci ne prêterait qu’aux Etats, plutôt que d’assumer directement le risque bancaire. Et plus récemment, les négociations visant à établir une union bancaire européenne ont été à nouveau confrontées au problème de forger un mécanisme commun de résolution, tout en limitant l’engagement de chaque pays membre.

Autrement dit, chaque fois que s’est posée la question de la solidarité européenne, la réponse a été : «Oui, mais seulement si c’est absolument nécessaire, et le moins possible».

La réaction russe au soulèvement en Ukraine a montré combien le souvenir de la Deuxième Guerre mondiale reste très présent à Moscou. On peut supposer que le Kremlin a bien noté que l’Europe n’avait aucune envie de suivre l’exemple des Etats-Unis et de mettre en place son propre plan Marshall. Plus généralement, Poutine a sans doute conclu que si l’UE est si réticente à prendre des risques pour ses propres membres, elle n’en prendra pas le moindre pour un simple voisin.

L’énergie, qui est un facteur-clé de la confrontation actuelle sur l’Ukraine, soulève également la question de la solidarité européenne. Ainsi que le montre une étude récente de Bruegel, l’UE dans son ensemble pourrait avec un peu d’effort se passer des importations de gaz russe. Mais cela supposerait que chaque pays membre considère la sécurité de l’approvisionnement énergétique comme un problème commun et non comme un problème à résoudre par chaque pays isolément. Par exemple, en réponse à un embargo qui toucherait un pays donné, les autres membres de l’UE mettraient à contribution leurs propres réserves, augmenteraient leur propre production, payeraient davantage pour leurs importations ou diminueraient un peu leur consommation. Mais ce sens de la solidarité est absent du débat sur la politique énergétique de l’UE.

La question sous-jacente est de savoir si l’on a raison de penser que l’euro aurait dû être porteur de davantage de solidarité. Les pères de la monnaie commune s’attendaient à ce qu’elle entraîne de profonds changements de comportements. A leurs yeux, c’était le moyen de forger une communauté. Les frontières d’une devise coïncidant généralement avec des frontières politiques, la création d’une union monétaire allait donner naissance à une sorte de communauté politique. La monnaie commune allait susciter le sens d’une communauté de destin, et de ce fait la solidarité entre les participants.

Cela ne s’est pas passé ainsi. Même avant la crise, il était évident que les Etats et les citoyens considéraient (à tort) l’euro comme un simple outil. Son introduction a été vécue comme une affaire de technocrates, qui relevait de la responsabilité des banques centrales et des ministres des Finances, pas comme la pierre angulaire d’une identité commune. Sa création n’a entraîné strictement aucune hausse du budget de l’UE et n’a pas conduit à une plus grande intégration politique. Corrélativement, on a constamment sous-estimé l’engagement auquel appelait la création d’une monnaie commune.

Avec du recul, on peut dire que l’on s’est trompé en croyant que l’euro par sa simple existence allait susciter la création spontanée d’une communauté. Même s’il existe de toute évidence un lien entre zone monétaire et communauté politique (rappelons-nous la dissolution de la zone rouble au moment de l’effondrement de l’Union soviétique), c’est en fait la communauté politique qui est à l’origine de la solidarité voulue pour tisser les liens sous-jacents à une devise commune - et non l’inverse.

Rostowski a sûrement raison, la faiblesse de l’euro a enhardi Poutine. Mais en fin de compte on peut se demander si la crise de Crimée, et le sentiment induit d’une menace commune, ne finira pas par renforcer la solidarité européenne - et de ce fait l’euro.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

* Professeur à la Hertie School of Governance à Berlin Est actuellement commissaire général à la stratégie et à la prospective à Paris. Il a été directeur de Bruegel, un cercle de réflexion économique basé à Bruxelles.