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Hommage à Pierre Chaulet

par Abed Charef

Il y a ceux qui choisissent leur mère plutôt que la justice. Et il y a ceux qui choisissent la justice, parce qu'elle est fille de la liberté, leur mère. Pierre Chaulet en faisait partie. Cet homme, qui a choisi le 5 octobre pour partir, a toujours pris le chemin le plus inattendu. Dans sa communauté, celle du peuplement colonial, on vivait plutôt entre soi, entre gens de bonne compagnie. Il a choisi de vivre avec les autres, car il ne voyait pas bien pourquoi il y avait les uns et les autres, et pourquoi les uns dominaient les autres. Pour lui, les hommes étaient naturellement égaux, et devaient naturellement vivre libres.

Dans sa génération, pour être branché, on était plutôt de gauche, et de préférence athée. On pouvait aussi être libéral, et afficher de la compassion pour l'indigène. Lui a préféré être, et rester, catholique, très attaché à sa foi, un catholique humaniste, dit-on, comme si on pouvait être catholique non humaniste. Mais chacun vit sa religion comme il peut : on peut en faire une ouverture sur les autres et sur le monde, ou en faire sa propre prison.

Pierre Chaulet a trouvé une voie, sa voie, qui lui a facilité la tâche, quand les choix se sont imposés. Acteur social, remplissant son rôle de médecin des pauvres ? C'eût été un itinéraire tout à fait honorable. Français libéral ouvert à l'indépendance de l'Algérie ? C'était bien vu, cela permettait de «tenir le bâton au milieu», en contribuant à sauver l'honneur de la France. Militant anticolonial ? C'était encore mieux, c'était dans l'air du temps, dans ce moment-clé du tiers-mondisme naissant. C'était aussi très courageux, face à un système colonial de plus en plus fermé. Il y avait aussi les amis de l'Algérie, les compagnons de route, et d'autres encore qui, un demi-siècle plus tard, continuent de donner des leçons parce qu'un jour, ils ont reçu, chez eux, un militant du FLN.

Les modèles étaient nombreux, certains très célèbres, d'autres prometteurs. Tous les itinéraires étaient possibles. Pierre Chaulet a choisi le moins spectaculaire et le plus radical. Il était Algérien. Ce fut un choix naturel, «normal», dirait un jeune Algérien d'aujourd'hui, presque banal. Ce n'était pas un choix, c'était un constat. Et il a fait ce choix en famille, avec son épouse qui, pendant plus d'un demi-siècle, a accompagné cet homme hors normes, un homme qui faisait toujours le choix le plus juste même si, pour lui, le choix le plus simple paraissait, pour les autres, comme l'option la plus compliquée et la plus dangereuse.

Dans ses mémoires, dernière œuvre réalisée avec son épouse, il raconte cet itinéraire exceptionnel, avec des mots d'une grande simplicité. Il a côtoyé les plus grands, vécu les drames les plus terribles, assisté à des moments grandioses, subi les pressions les plus dures. Il a aussi nourri les espoirs les plus fous de l'indépendance, participé à ces épopées de la construction, subi les affres du doute face à l'insuccès, et il s'est posé les questions face à des développements inattendus. Il y a aussi, chez Pierre Chaulet, plusieurs personnages. Il y a le militant, l'humaniste, le catho social, qui a naturellement glissé vers le militant politique. Il y a aussi le médecin, le professeur, le bâtisseur, qui a joué un rôle-clé pour mettre sur pied un système de santé digne des attentes portées par l'esprit de la révolution algérienne. Il y a l'homme qui a toujours tenté de s'accrocher à l'essentiel, en vivant dans la douleur, certains épisodes.

Mais tous ces personnages ont été dominés par un autre, qui a plané plus haut que tout, qui a dépassé tout ce qui était attendu, qui a finalement dépassé l'homme lui-même pour créer le mythe : Pierre Chaulet a été capable de dépasser toutes les barrières politiques, ethniques, culturelles, religieuses, sociales et autres, pour aller à la rencontre de l'autre, de l'homme, son frère.