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Farouk Ksentini, président de la CNCPPDH, au « Le Quotidien d'Oran » : L'amnistie générale sans tabou

par Ghania Oukazi



Evoquée pour la première fois par Bouteflika, lors d'un meeting électoral qu'il avait animé à Tamanrasset pour la présidentielle de 2009, l'amnistie générale est soumise, aujourd'hui, à réflexion par Maître Mustapha Farouk Ksentini qui, dans cet interview, en explique la nécessité et l'importance pour, dit-il «un pays qui se doit de tourner la page pour se consacrer aux problèmes de développement et de démocratisation.»

Le Quotidien d'Oran : Vous avez décidé d'introduire dans votre discours l'idée nouvelle d'une amnistie générale, pourrions-nous en connaître les raisons ?

Mustapha-Farouk Ksentini : En ce qui me concerne, il n'y a pas et il ne peut y avoir de sujets tabous. C'est un sujet délicat qu'est l'amnistie générale. Mais chaque fois que l'on m'interroge sur ce sujet, je m'attache à y répondre le plus, sincèrement, possible parce que je considère que de part la place que j'occupe, c'est-à-dire président de la Commission, je ne dois pas me dérober. Et quelle que soit la délicatesse du sujet à traiter, il faut, absolument, y répondre et avoir le courage de le faire. Je considère que fuir ce sujet serait, à mon avis, un comportement qui ne serait pas raisonnable. C'est une question de bon sens et une question de principe.

C'est générationnel. Je suis un homme de ma génération. S'il y a un problème, il faut en discuter. Il faut essayer de lui apporter une solution, au moins donner son avis même si cet avis est susceptible de ne pas être partagé ou d'en contrarier d'autres. Il faut toujours dialoguer sur les questions importantes et essayer de trouver ensemble la meilleure des solutions.

L'amnistie générale est une question éminemment politique.

Q.O.: L'amnistie générale a été abordée pour la première fois en 2009 par le président de la république. S'imposerait-elle, aujou-rd'hui, comme une question d'actualité qu'on doit aborder maintenant, pas avant, pas après ?

M.F.K.: Je le répète, l'amnistie générale est une question éminemment politique. Elle relève du législateur. A mon avis, l'amnistie générale est le corollaire, c'est-à-dire la conséquence évidente et immédiate de la loi sur la Rahma et de la concorde civile en plus de la réconciliation nationale. Donc, on doit en parler même si on ne lui accorde pas la priorité des priorités. Mais comme c'est un sujet qui s'impose par lui-même, doit-on être pour ou contre ? C'est la question qui se pose aujourd'hui.

Q.O.: Doit-on vraiment aller vers cette amnistie ? Pensez-vous que l'édifice pour le rétablissement de la paix n'est pas complet ?

M.F.K.: On peut penser qu'il n'est pas complet comme on peut penser qu'il l'est. Encore une fois, je précise que c'est un choix qui relève du législateur. Mais moi en tant que citoyen, je pense que nous devons être concernés par cette question aussi bien pour la conforter que d'aller dans le sens contraire. On ne peut pas rester muet.

Q.O.: Vous n'êtes pas un simple citoyen, vous êtes le président d'une commission importante mais dont les prérogatives sont, selon vos propos, assez limitées. Auriez-vous été saisi par le président de la république pour réfléchir sur l'amnistie générale ou auriez-vous décidé tout seul de la lui rappeler à l'esprit ?

M.F.K.: Ce n'est pas une saisine du président de la république et je n'ai pas été missionné par qui que ce soit sur cette question pour en parler ou pour ne pas en parler. Mais je pense que le sujet s'impose par lui-même de part son importance. On ne peut pas l'ignorer ou faire semblant de l'ignorer. Il faut se positionner par rapport à ce sujet. Il faut l'affronter parce que la meilleure façon de traiter les problèmes, c'est de les regarder en face.

Q.O.: Le président de la république risquerait-il d'en parler dans le sillage des réformes politiques qu'il a annoncées l'année dernière ?

M.F.K.: Ce qui caractérise le président, je le dis sans flatterie, sans complaisance, c'est que c'est un homme conséquent avec lui-même. S'il en prit l'initiative d'en parler en 2009, c'est qu'il a une idée là-dessus et que, sûrement, il en reparlera. Sinon, rien ne l'a poussé à en parler dans un meeting électoral pour le plaisir du faire du remplissage. Le président n'est pas dans cette optique. S'il en a parlé, c'est que le problème se pose pour lui. Ce qu'il a dit déjà, il peut le redire. Je rappelle que pour ce qui est de la réconciliation nationale, il l'a dit lui-même que « c'est une question qui m'empêche de dormir des nuits entières tant le sujet était délicat. » Le même phénomène procède de l'amnistie générale parce qu'il doit s'interroger : faut-il ou pas y aller ?

Q.O.: Quand il en a parlé en 2009, le président avait posé des conditions. Quelles en seraient les plus importantes selon vous ?

M.F.K.: Il faut avancer dans la réflexion en premier? Les forces de l'ordre en ont pratiquement terminé avec le terrorisme. Il est battu. Il est pulvérisé?

Q.O.: Il y a toujours des groupes qui agissent sur le terrain ?

M.F.K.: Il y a encore des groupes, nous sômmes, parfaitement, d'accord. Mais dans l'ensemble, le terrorisme est pulvérisé. Ne peut songer à l'amnistie générale que la partie qui a remporté la victoire. Ce n'est pas la partie qui a succombé qui peut la décider. C'est pour ça que l'on peut y penser. L'idéal est d'en terminer, définitivement, avec le terrorisme et décider ensuite de l'amnistie générale.

Q.O.: La même chose a été avancée pour la réconciliation nationale. L'Etat disait, à l'époque, tendre ainsi la main aux terroristes pour qu'ils descendent des maquis, mais ça n'a pas été le cas puisqu'il reste encore des groupes en activité ?

M.F.K.: Mais il faut reconnaître que la réconciliation nationale a fait descendre plus de 6000 terroristes des maquis où ils se trouvaient. Ce qui est extrêmement important. En plus de cela, la réconciliation nationale a empêché le retour des recrutements susceptibles d'être effectués par les terroristes. La source du recrutement est définitivement tarie. Il faut se placer donc sur ce double plan, le plan des terroristes qui ont rendu les armes et celui du tarissement du recrutement. Ça fait beaucoup même si ici et là, il y a encore des cellules terroristes qui activent. Dans la globalité, on ne peut pas ne pas dire que dans ce pays, le terrorisme n'a pas été vaincu. Il a été vaincu surtout que la réconciliation nationale a, moralement, démobilisé les terroristes. A mon avis, si elle s'effectue, l'amnistie générale aura pour effet celui de démobiliser définitivement les terroristes.

Q.O.: Il en reste combien à votre avis ?

M.F.K.: A mon sens, ça ne doit pas excéder les 300. C'est infime par rapport aux situations précédemment vécues. A un moment donné, l'Algérie avait en face d'elle 25 000 terroristes en activité sans compter la périphérie.

Q.O.: Le phénomène avait quand même été sous-estimé ?

M.F.K.: On l'avait certes sous-estimé.

Q.O.: Les stratèges disent, aujourd'hui, que les recrutements se font d'une autre manière et dans d'autres niveaux dont l'une des dernières inventions, l'Aqmi- Maghreb islamique par exemple. Ne pensez-vous pas qu'au nom de cette nouvelle « géostratégie », les recrutements se font au nom de groupes internationaux ?

M.F.K.: Exactement ! On a en face de nous l'internationale terroriste. Mais localement, la source s'est tarie à plus de 95%. Les terroristes, qui activent dans notre pays, relèvent à mon sens de l'anecdotique parce que la victoire des services de sécurité sur le terrain a été incontestable.

Q.O.: Le danger menace, aujourd'hui, toute la région au nom de ces géostratégies où l'Algérie est comptée comme pays pivot. A quoi servirait alors une amnistie générale ?

M.F.K.: C'est vrai que la question se pose. Justement, c'est en essayant d'approfondir la réflexion sur cette question que l'on peut trouver la solution qui s'impose, peut-être rejeter l'amnistie ou peut-être l'adopter. Mais il faut y réfléchir sérieusement, c'est pour cela que le sujet ne doit pas être tabou. C'est pour ça que j'essaye d'apporter ma réflexion personnelle à cette question quitte à être accusé de soutenir les terroristes comme cela a été dit de la part de personnes qui pensent que je plaide pour eux, et pour leur pension ou je ne sais quelle décoration des terroristes, ce qui est archifaux parce que je suis contre le terrorisme sous toutes ses formes qu'il soit physique, religieux ou intellectuel.

Q.O.: Comment se traduirait alors cette amnistie ? Elle toucherait qui ? Même les politiques de l'ex Fis par exemple ?

M.F.K.: Il ne faut pas les exclure s'il y a une amnistie générale. Comme son nom l'indique, elle est générale. Elle se traduirait par un texte qui amnistierait les faits et les condamnations.

Q.O.: Devrait-on alors tout pardonner ?

M.F.K.: On amnistie les faits et les condamnations et ça s'arrête là ! Elle ne doit pas rétablir des personnes dans leurs droits. Elle ne doit réhabiliter ni les uns, ni les autres, nous sômmes parfaitement d'accord. L'amnistie générale, je ne la considère ni comme une fatalité, ni comme une coquetterie, ni comme un cadeau fait aux terroristes. Encore une fois, cela mérite une réflexion en commun .

Q.O.: Qui serait ce commun ?

M.F.K.: les législateurs, les politiques, les intellectuels, la société civile dans son ensemble. Elle concerne tous les Algériens. On ne peut pas à mon avis, laisser Mr le président de la république tout seul à débattre lui-même et tout seul sur cette question, elle nous concerne tous.

Q.O.: Auriez-vous, en tant que commission, une réflexion déjà sur papier ?

M.F.K.: La réflexion est en cours. Vous savez que tout le spectre social est représenté dans cette commission. Et comme je respecte toutes les sensibilités et je ne peux et ne cherche d'imposer mon point de vue à personne. J'attends peut-être, que l'on puisse à la fin de la réflexion, dégager une option pour ou contre l'amnistie générale.

Q.O.: Il n'y a pas de projet ficelé dans ce sens, ni d'idée arrêtée?

M.F.K.: Non, juste une réflexion qui est lancée.

Q.O.: Vous vous donnerez combien de temps pour la finaliser ?

M.F.K.: Le sujet est délicat. Et on est dans un virage extrêmement important. Il faudrait attendre pour voir comment les choses vont évoluer. Mais de toute façon, nous donnerons notre avis. C'est notre devoir que de le faire, nous sômmes une institution d'influence, il ne faut pas l'oublier.

Q.O.: Vous pensez à organiser des séminaires, animer des débats ou alors remettre votre réflexion au président de la république ?

M.F.K.: Nous allons réfléchir ensemble et établir un rapport que nous transmettrons à Mr Le président de la république, pour ou contre l'amnistie générale. Je rappelle encore une fois que nous sômmes une institution d'influence et nous sômmes les conseillers de Mr le président de la république en matière de droits de l'Homme et c'est une question qui affecte, directement, les droits des personnes. Entre parenthèses, les ligues, qui s'occupent des droits de l'Homme- je ne leur jette pas la pierre- n'ont pas pris position jusqu'à présent sur cette question. Elles se gardent bien de le faire.

Q.O.: Peut-être que la question ne leur a pas été posée officiellement ?

M.F.K.: peut-être. C'est très possible.

Q.O.: Vous risquez, par contre vous, d'être accusé de mettre entre parenthèses le dossier des disparus qui n'a pas trouvé de solution même si vous avez déclaré qu'il était clos ?

M.F.K.: Ce débat sur l'amnistie générale dérange beaucoup d'aucuns parce qu'ils considèrent que si elle est décidée, elle profitera en premier lieu aux agents de l'Etat.

Q.O.: Comme cela a été le cas pour la Charte pour la paix et la réconciliation nationale qui est venue interdire toute poursuite contre les institutions et agents de l'Etat pour ce qu'ils auraient commis durant les années du terrorisme ?

M.F.K.: Je vous ai dis au départ, je suis un homme de ma génération. Nous considérons que les intérêts de l'Etat doivent être mis au dessus de toutes autres considérations aussi légitimes soient-elles, aussi complexes soient-elles, aussi douloureuses soient-elles. Il est de l'intérêt supérieur de ce pays de tourner la page pour affronter les vrais problèmes qui sont les problèmes de développement liés à la démocratisation. Il n'y a pas de développement possible sans démocratisation. Pour se développer, il faut passer par la démocratisation.

Q.O.: On n'en est pas encore à la démocratisation ?

M.F.K.: On n'en est pas encore là. Mais si nous allons continuer à voir dans le rétroviseur et uniquement ces questions là qui relèvent d'un passé récent mais d'un passé quand même, on ne s'en sortira jamais.

Q.O.: En tant qu'homme de loi et de droit, quelles seraient les priorités pour démocratiser une société ? On commencerait par quoi ?

M.F.K.: Par la liberté du vote, la sincérité du vote, la transparence du vote ?

Q.O.: Ce qui n'a pas été le cas jusqu'à présent ?

M.F.K.: ça ne l'a pas été jusqu'à présent. Il faut y aller.

Q.O.: Vous pensez qu'on va y aller pour cette fois ?

M.F.K.: J'espère qu'on y va ! En tout cas, on a réuni tous les dispositifs possibles et imaginables pour aller vers un vote sincère. La démocratie commence par le vote, c'est à partir de là que les choses se développent ?

Q.O.: Ne commenceraient-elles pas par une justice indépendante et équitable qui aurait dû juger ceux qui ont été à l'origine de crimes terroristes et aussi de disparitions forcées (parce qu'il y a des familles qui donnent des noms), quitte à les faire gracier après par le président de la république qui en a la prérogative institutionnelle ?

M.F.K.: Nous sômmes d'accord mais les personnes qui donnent des noms, je les ai invitées à s'adresser à la justice directement, elles ne voulaient pas le faire.

Q.O.: Elles ont peut-être peur des représailles ?

M.F.K.: Les représailles, il y a longtemps qu'on n'en est plus là.

Q.O.: Plus de torture en Algérie? Plus de prisons ou de centres de détention secrets ?

M.F.K.: Je pense que ça été complètement effacé, si ça a existé parce que je n'ai jamais eu de preuves de l'existence de ces centres secrets. Quoi qu'il en soit, c'est une étape qui est, complètement, dépassée.

Q.O.: La charte pour la paix et la réconciliation nationale interdit, aujourd'hui, de poursuivre qui que ce soit des institutions ou des agents de l'Etat ?

M.F.K.: Bien sûr. Mais le propos que je viens de rappeler, c'était avant 2005.

Q.O.: Ce n'est donc plus possible aux familles des disparus de le faire.

M.F.K.: Non, ce n'est plus possible. La réconciliation nationale a fait l'objet d'un référendum, c'était un texte qui a été adopté par 85% des Algériens.

Q.O.: Vous venez de reconnaître que le vote n'a jamais été transparent dans toutes les élections précédentes ?

M.F.K.: Oui, mais l'adoption de la charte existe, on ne va pas l'annuler. Je suis contre les incendies judiciaires. Il ne faut pas rallumer le feu. Ça été fait, on ne revient pas dessus. A notre niveau à la Commission, on a pris en considération les problèmes des disparus et on a tout fait pour que les familles des disparus soient au moins indemnisées. C'est déjà pas mal.

Q.O.: Des familles, qui l'ont été, le regrettent. Elles pensent qu'elles ont vendu les âmes de leurs proches disparus?

M.F.K.: Elles peuvent penser cela mais nous les avons consultées avant de prendre la décision de les indemniser, famille par famille en leur disant est-ce que vous allez accepter. Maintenant, elles peuvent le regretter, c'est leur droit. Je ne peux pas les en empêcher. Mais au moins, il y a un pas qui a été fait. Il faut que cela soit reconnu, c'est que nous avons à l'occasion du rapport spécifique sur les disparus, décrété que l'Etat était responsable sans être pour autant coupable. C'est déjà pas mal.

Q.O.: Combien y-a-t-il en définitif, de cas de disparus et combien de familles ont-elles été indemnisées ?

M.F.K.: La gendarmerie nationale a recensé 7200 cas de disparition. A notre niveau, nous avons été saisis de 6146 cas de disparition. Sur ces deux chiffres, il y a 95% des familles qui ont accepté d'être indemnisées.

Q.O.: Et les familles qui continuent de tenir leur sit-in régulièrement, combien sont-elles ?

M.F.K.: ça ne concerne pas plus de 30 familles, et relèvent de SOS Disparu(e)s qui est une association qui active beaucoup, qui entretient cette revendication à longueur d'année. Mais que cela ne concernerait qu'une seule famille, que cela ne changerait rien ...

Q.O.: En entretenant cette activité, est-ce que ces familles pourraient arriver à quelque chose ?

M.F.K.: C'est très possible. En tout cas, moi je n'ai rien contre ces activités. Chacun est libre de se déterminer comme il l'entend. Et si ces familles ne veulent pas tourner la page, c'est leur droit le plus absolu.

Q.O.: Vous tenez toujours à ce que l'Etat présente ses excuses à toutes les familles qui ont subi le terrorisme, à tout le peuple algérien en fin de compte ?

M.F.K.: Oui, bien sûr !

Q.O.: C'est le président de la république qui devrait le faire ?

M.F.K.: Enfin, la personne qui représente le mieux l'Etat. Lorsque l'Etat algérien présente ses excuses à des Algériens, il n'y a rien de déshonorant, bien au contraire, ça le grandit.

Q.O.: Au cas où l'amnistie générale serait décrétée, les terroristes, les groupes armés et les politiques de l'ex Fis devraient aussi présenter leurs excuses à la Nation ?

M.F.K.: Oui, ce ne serait pas du tout inopportun que chacun s'excuse de ce qu'il a pu faire ou des dépassements qu'il a pu commettre, il n'y a absolument rien de déshonorant si nous partons de la considération qu'il faut absolument placer au dessus de tout, les intérêts supérieurs de ce pays. Ça c'est ma référence absolue. Nous devons préparer l'avenir, nous devons le baliser par un certain nombre de renoncements. Il faut renoncer à certaines choses, même si ça nous fait mal au cœur, même si sur le plan intellectuel, ça nous paraît inconvenant. Il faut apprendre à renoncer parce que la vie c'est une suite de renoncements.

Q.O.: Vous avez assisté à l'enterrement du premier président de l'Algérie, Ahmed Ben Bella qui a été emprisonné, poussé à l'exil mais l'Etat n'en a jamais parlé. Est-ce que cette mise sous silence de l'histoire constitue à vos yeux une forme de renoncement?

M.F.K.: J'ai été à l'enterrement du président Ben Bella pour lequel j'ai toujours eu la plus grande admiration. Je l'ai toujours dit, c'était un chef charismatique qui a tout donné pour ce pays même s'il s'est trompé, l'erreur est humaine. Il a eu si peu de temps pour se tromper? N'empêche que j'en ai toujours parlé avec la plus grande émotion parce que c'était quelqu'un qui a symbolisé l'Algérie combattante. Je ne peux que me féliciter que l'actuel président de la république ait décidé des funérailles nationales de cette personnalité hors du commun parce qu'il le demeure. C'est quelqu'un qui a honoré son pays.

Q.O.: Le renoncement auquel vous appelez n'obligerait-il pas l'Etat à parler ouvertement et sans tabou, des blessures de ce pays pour pouvoir les exorciser ? Ne faudrait-il pas identifier nommément ceux qui ont endeuillé le pays et aussi ceux qui ont participé à des disparitions forcées avant de penser à amnistier tout le monde ? Ne faudrait-il reconnaître aujourd'hui que l'Etat a fauté ?

M.F.K.: Certains agents ont délibérément procédé à des dépassements, ce ne sont pas des instructions organisées, ni voulues par l'Etat ou par ses institutions. En plus, n'oubliez jamais que dans cette confrontation, l'Etat était dans la situation de la légitime défense. Ce n'était pas lui l'agresseur, c'était lui la partie agressée. C'était l'Etat qui défendait les lois de la république. Il l'a peut-être fait maladroitement, ou certains de ses agents ont commis des actes illicites, c'est très possible. Mais est-ce que le temps n'est pas venu d'oublier tout cela pour passer à autre chose ? Il faut régler leur compte aux règlements de compte. Cette période est terminée ! Elle est révolue parce qu'il y a d'autres urgences incroyablement sérieuses qui nous attendent, qui sont celles de la jeunesse, celle du développement. Ce pays, si le paradis avait une adresse, ce serait l'Algérie. Malheureusement, de part notre comportement, je n'incrimine personne, l'Algérie de part son activité actuelle se ramène uniquement à l'importation. Nous importons tout au lieu de produire. Doit-on continuer à importer et à consommer uniquement ? C'est ça la vie ? Est-ce qu'il fallait qu'un million et demi de personnes soient mortes pour l'indépendance pour qu'on en soit à cela ? Ils rêvaient d'autre chose?

Q.O.: Mais ce ne sont pas les gouvernements qui ont failli à leurs devoirs?

M.F.K.: Il faut justement nous libérer de toutes les autres questions pour nous mettre au travail. Quand je pense que la Corée, il y a 40 ans, c'était peut-être le pays le plus pauvre au monde, mais aujourd'hui, c'est une puissance économique. Nous, en 50 ans, nous avons régressé au plan économique parce qu'en 62, on exportait des agrumes, aujourd'hui, on importe tout et nous sommes arrivés à la patate à 120 DA.

Q.O.: Vous serez d'accord avec ceux qui disent qu'un Etat, c'est sa justice, sa santé et son école ? L'Algérie les a-t-elles toutes saines ?

M.F.K.: Non, pas du tout ! L'école a mal fait son travail. Encore une fois, je n'impute rien à qui que ce soit. Mais le résultat est là. Dans ce pays, pour la scolarisation de masse, certains facteurs ont fait que l'école va mal. Il faut que l'école apprenne à bien travailler. J'ambitionne pour ce pays l'école de l'excellence. Nous avons des compétences, nous avons une volonté politique telle que nous pouvons la mettre sur pied. Il faut y aller.

Q.O.: Vous avez établi un pénible rapport sur le secteur de la santé. Pourriez-vous me dire en une phrase comment se porte ce secteur?

M.F.K.: Il se porte mal. Les cancéreux, par exemple, sont en attente depuis des mois et des mois sans le moindre espoir d'avoir la thérapie dont ils ont besoin. Il suffit d'entrer dans les hôpitaux pour voir l'état physique dans lequel ils se trouvent, les salles d'attente?

Q.O.: Qu'est-ce qu'il manque le plus ?

M.F.K.: Il nous manque l'efficacité et le sérieux. En dépit de tous les efforts qui sont faits par l'Etat budgétairement, les résultats ne sont pas là.

Q.O.: Comment se porte la justice ?

M.F.K.: Il y a dix ans, j'ai dit que la détention préventive devait être revue. Depuis, les choses ne se sont pas améliorées.

Q.O.: A ce point, on est réfractaire au changement ?

M.F.K.: la détention préventive reste abusivement pratiquée, comme elle l'a été il y a 10 ans.

Q.O.: ce n'est pas là la culture des règlements de compte qui est entretenue par le pouvoir ?

M.F.K.: j'ai dénoncé il y a 10 ans, une pratique abusive et non pas des magistrats ni une corporation, ça m'a valu l'inimitié de 80% des magistrats. Les chiffres sont là, la détention préventive continue d'être abusive.

Q.O.: Vous êtes au courant qu'il y a des avocats qui prennent de grandes affaires comme celle des devises sorties vers l'Espagne et qui demandent des sommes d'argent faramineuses pour se constituer ?

M.F.K.: J'ai plaidé cette affaire mais je n'ai pas du tout été corrompu.

Q.O.: Des familles de détenus ont été surprises de constater qu'il y a des avocats qui demandent jusqu'à 500 millions pour « faire lever la peine » ?

M.F.K.: Cette catégorie d'avocats, ce n'est pas celle que je fréquente. Moi, j'ai plaidé avec des honoraires très modestes.

Q.O.: Vous conseillez à ces familles de déposer plainte ?

M.F.K.: la loi institue la liberté des honoraires.

Q.O.: A 500 millions ?

M.F.K.: C'est extravagant ! En tout cas, c'est abusif, des honoraires de 500 millions pour une affaire qui sur le plan juridique est une affaire très simple, c'est de l'abus !

Q.O.: Pourquoi traine-t-elle alors ?

M.F.K.: Elle est en délibéré. (l'affaire qui devait être jugée dimanche a été reportée au 29 avril NDLR)

Q.O.: Vous pensez qu'il va y avoir des relaxes, pour les petits passeurs par exemple ?

M.F.K.: je ne pense pas mais pour les petits passeurs, il faut qu'il y ait une décision raisonnable.

Q.O.: les avocats avaient exigé la liste de toutes les personnes concernées par ce scandale, mais ils ne l'ont pas eu. N'est-ce pas un déni de droit ?

M.F.K.: Il faut quand même mettre les pendules à l'heure. L'action publique, c'est le procureur de la république qui en est le titulaire. Il peut la déclencher contre qui il veut, il peut ne pas la déclencher contre qui il veut. C'est une disposition de loi. Je ne peux pas demander des comptes au procureur de la république sur ce point là. La loi me l'interdit. C'est peut-être une des lacunes de notre législation. Il est vrai qu'on s'attendait à ce que la réaction du parquet soit la même pour tout le monde.

Q.O.: Elle ne l'a pas été ?

M.F.K.: Non, elle ne l'a pas été. C'est en son âme et conscience que le procureur fait ça. Le problème ce n'était pas la liste des personnes, c'était sur le plan du droit. On s'est satisfait des dénonciations des autorités douanières espagnoles pour considérer que les infractions étaient commises. Or, les infractions telles que celle de trafic illégal de devises doivent faire l'objet d'un procès verbal de constat de la part de la douane algérienne.

Q.O.: ce qui n'a pas été le cas ?

M.F.K.: Ce qui n'a pas été fait.

Q.O.: Pourquoi alors la douane algérienne s'est-elle portée partie civile ?

M.F.K.: Elle n'a pas le droit. D'ailleurs, en appel, les douanes ne sont pas venues. Seul le ministère des finances pouvait le faire. Mais en l'absence d'un procès verbal de constat dûment établi et dûment signé, l'infraction n'est pas constituée. Si on doit se contenter des dénonciations de la douane espagnole, ce n'est pas légal.

Q.O.: Pourquoi le collectif des avocats a-t-il accepté de se constituer alors que les dénonciations ne sont pas légales?

M.F.K.: On doit toujours accepter de plaider justement pour dénoncer l'illégalité de la procédure. C'est ça le rôle d'un avocat. Je l'ai dit, on ne pas se satisfaire décemment et légalement de dénonciation des douanes espagnoles. Renversons la situation : si la douane algérienne avait dénoncé des Espagnols, cette lettre serait allée directement à la poubelle.

Q.O.: Vous en êtes où dans votre combat contre la peine de mort ?

M.F.K.: Le combat n'est pas encore terminé. Mais c'est une de mes plus grandes déceptions. Naïvement, j'avais pensé que dans le pays où la guillotine française avait beaucoup fonctionné, 240 ou 250 fois, à hauteur de la prison Barberousse, j'avais pensé que l'abolition de la peine de mort ne poserait pas problème. Les meilleurs des enfants de ce pays ont été guillotinés. Eh bien, ça fait problème, même un grand problème plus qu'ailleurs.

Q.O.: A quel niveau ?

M.F.K.: C'est l'opinion publique. J'ai eu le malheur de participer à une émission à la radio sur le sujet. Vous ne pouvez pas imaginer combien j'ai été agressé par les auditeurs pour avoir pensé simplement à l'abolition. C'était une véritable agression verbale. Si nous étions peut-être à proximité les uns des autres, je l'aurai peut-être été physiquement. J'étais extrêmement étonné alors que pour moi, au départ, le problème ne se posait presque pas.

Q.O.: mais il y a tellement de douleurs dans ce pays, peut-être qu'on n'y est pas préparé ? Ne faudrait-il pas donner du temps au temps ?

M.F.K.: peut-être. Je respecte ceux qui ne partagent pas mon avis mais je ne comprends pas cette agression. Ce n'est pas parce que je ne suis pas d'accord avec vous que je vais vous agresser. Ça m'a même valu une espèce de fetwa de quelqu'un qui est aujourd'hui mort (Que Dieu ait son âme), disant que c'est contraire à l'islam. Moi, je ne situe pas le problème sur le plan religieux.

Q.O.: Mais la Chariâa est claire ?

M.F.K.: La Chariâa est la loi divine, je ne prétends pas changer la loi divine, c'est la loi des hommes que je veux changer.

Q.O.: mais la loi des hommes s'en inspire puisque « l'Islam est la religion d'Etat » dit la première disposition de la loi suprême du pays ?

M.F.K.: D'accord mais la Chariâa, ce n'est pas l'islam, elle a été confectionnée 4 siècles après l'islam. Je n'ai pas la prétention de légiférer sur le plan religieux. Dieu m'en garde. D'autant plus que je ne connais pas très bien la Chariâa.

Q.O.: Pensez-vous que la question de l'amnistie générale et celle de l'abolition de la peine de mort pourraient être posées à la nouvelle Assemblée ?

M.F.K.: Certainement. En tout cas, je le souhaite. Il faut en débattre publiquement à l'échelle nationale. Il faut nous défaire des questions taboues.

Q.O.: L'Assemblée devra amender en premier la Constitution. Qu'est-ce qui devrait changer à votre avis dans ce document de base pour votre travail d'homme de loi ?

M.F.K.: Il y a des amodiations à faire pas des bouleversements. Il y a un certain nombre de choses qu'il faut revoir.

Q.O.: Par exemple ?

M.F.K.: il faut que le pouvoir judiciaire soit renforcé, le pouvoir exécutif soit mieux cerné, il faut l'empêcher de s'étendre et de prendre des initiatives qui ne doivent pas être les leur. Il faut renforcer le pouvoir du parlement.

Q.O.: Vous êtes donc pour un régime parlementaire ?

M.F.K.: Semi-parlementaire. Un parlement qui ne fait qu'enregistrer, qui ne donne pas son point de vue, ce n'est pas une véritable démocratie.

Q.O.: Mais Maître, c'est la nature du pouvoir politique qui le veut ?

M.F.K.: Le pouvoir n'est pas quelque chose de momifiée ou d'intangible. Il peut changer. Mais changer par la voie pacifique, par le débat dans la fraternité et dans l'unité et le respect des institutions. Il faut nous conduire comme un pays civilisé que nous sommes, parce que notre civilisation a existé avant nous, il faut la respecter. Il faut aller dans cette direction pacifiquement, loyalement, fraternellement et en tenant compte des intérêts supérieurs de ce pays qui sont immenses.

Q.O.: On a tout dit, Maître ?

M.F.K.: J'espère qu'on a tout dit et j'espère qu'après cette interview, on ne continuerai pas à m'imputer d'être l'avocat des terroristes. C'est quelque chose que je ne supporte pas parce que je ne le suis pas. Je suis un homme de dialogue. Je suis un homme pacifique. Je ne veux pas qu'on se conduise à mon égard comme des snipers. Il faut dialoguer sans agressions.



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