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L’ADIEU A BEN BELLA

par Ammar Koroghli*

«Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur» (Beaumarchais)

1ère partie

Monsieur BEN BELLA, je vous ai connu à Genève et à Lausanne. J’ai apprécié en vous l’homme davantage que le mythe. Et je me rappelle à ce jour votre bon mot pour me dissuader au téléphone de démissionner de la rédaction en chef d’El Badil : «Oildi, oug3èd ma3ana fel ma3ma3a». J’y signai sous le nom de Omar Djazaïri.
Je nourrissais alors l’idée, avec d’autres, de battre en brèche la pensée unique tout autant que l’idée du parti unique. Que de projets laissés en friche depuis : l’école de formation des cadres du parti, l’institut de recherche sur l’Algérie et au-delà du Maghreb, du monde arabe et musulman, le projet politique à élaborer face alors au débat national sur la «charte nationale» et à la nécessité de devenir un parti de gouvernement davantage que d’opposition… Lors de nos entretiens, je fis part alors entre autres de ces idées. Sans succès hélas. De cette expérience de quelques mois, après celle passée dans des radios libres à Paris durant deux à trois ans, je fis le deuil.
DUR APPRENTISSAGE DE LA DEMOCRATIE
Dans un texte paru alors dans «Libération» (1), je livrai mon analyse de la situation politique de notre pays livré encore aux appétits de nos Gargantua locaux. Dans un autre texte paru dans «Horizons» (2) et repris par «Le Quotidien d’Oran» (3), je relatai cette expérience pour mettre à nu l’attitude de certains militants. Je mis du temps à comprendre qu’il fallait mettre au défi mes détracteurs. Non pas gratuitement ou par un quelconque machiavélisme dont ils se régalaient d’ailleurs sans vergogne, mais par simple bon sens. Partir. Pourvu que l’œuvre demeure. Ce fut pour moi un dur apprentissage que le métier de la démocratie…Par esprit de discipline et pour faire preuve d’abnégation, j’avais accepté d’assurer la rédaction en chef. Mal m’en prit. Honnête, je ne pouvais en effet concevoir le travail bâclé. J’eus une propension à faire appel à une certaine forme d’autorité atténuée toutefois par la participation de mes collaborateurs à la confection de notre canard. Les uns et les autres selon leurs capacités. A tous était dévolue une tâche précise. Position difficile que la mienne. Me faire aider par tout un chacun sans m’aliéner l’amitié de tous. Exercice périlleux. Il m’en coûta une expérience… Depuis, je n’ai eu de cesse de faire part de mes analyses, de mes espoirs et de mes propositions dans notre presse, depuis les années 90 à ce jour.
Aujourd’hui encore, je le répète. J’ai toujours considéré comme inadmissible l’attitude de ceux qui ont contribué à instituer des principes à être les plus prompts à les fouler aux pieds. Alors qu’on en exigeait le respect par les autres collaborateurs : rédacteurs, pigistes et traducteurs. Maintes fois, les membres du comité de rédaction remettaient leurs papiers à des dates impossibles. Car les lire, les composer, les corriger et les mettre en page excluait les retards impardonnables. La déontologie la plus élémentaire recommandait d’avertir à l’avance des défaillances. Tel ne fut quasiment jamais le cas, malgré mes avertissements réitérés. Plus que cela. L’opportunité des articles et leur conformité à la ligne générale défendue par la revue me furent disputées par mes détracteurs alors que j’étais censé représenter le comité durant les intervalles séparant leurs réunions. Cela posait sérieusement le problème de la direction collégiale, principe des plus justes s’il en fut. La déliquescence pointait à l’horizon. Les mouches du coche de la démocratie étaient nées. Chacun d’eux s’évertuait à vouloir juguler mon travail. A le phagocyter. Et flatter «le zaïm», se trompant d’époque et de générations. Tel fut leur mot d’ordre. Leur priorité première… Mais Li fèt mèt…
Après trois siècles de présence turque et près d’un siècle et demi de domination coloniale, l’Algérie contemporaine a pu se frayer un chemin dans le concert des nations. Ainsi, au commencement de la doctrine politique algérienne, la proclamation du premier novembre 1954 au terme de laquelle l’indépendance nationale est le préalable à toute entreprise. Les questions traitées lors du Congrès de la Soummam (1956) furent approfondies dans le programme de Tripoli (1962) qui énuméra quelques idées générales en vue d’une plate-forme d’action. Il fallut attendre le Congrès du FLN en Avril 1964 pour qu’une charte votée à Alger esquisse les contours d’une doctrine de développement de la société algérienne et trace des perspectives d’avenir. Ainsi, pour le programme de Tripoli : «A la lutte pour l’indépendance nationale succèdera la révolution démocratique populaire», tout comme le combat idéologique doit succéder à la lutte armée. La charte d’Alger prévoyait une période de transition qui «implique la construction d’un Etat populaire qui exprime la volonté des masses de construire le socialisme». Déjà le programme de Tripoli faisait de la réforme agraire et de l’industrialisation les deux tâches fondamentales sur lesquelles devrait reposer le développement de l’Algérie, conçu dans le cadre d’une collectivisation des grands moyens de production et d’une planification rationnelle. Que de vocables livrés aux appétits du pouvoir !
La charte d’Alger préconisa l’autogestion pour répondre au néo-colonialisme. Les textes institutifs de celle-ci devaient donner les usines aux ouvriers et la terre aux paysans. Facteur de développement socialiste, elle exprimait «la volonté des couches laborieuses du pays à émerger sur la scène politico-économique et à se constituer en force dirigeante». L’autogestion était considérée comme le cadre dans lequel devait se réaliser la démocratie. Sur le problème central de la propriété, la charte d’Alger avait procédé à sa division entre «propriété exploiteuse» et «propriété non exploiteuse», la première devant être abolie alors que la seconde pouvait être préservée. Relativement à la question consacrée au parti, il est stipulé que le FLN ne doit être ni un parti de masses, ni un parti d’élites, mais un part d’avant-garde au sein duquel une démocratie interne doit être préservée. Les ouvriers, les paysans pauvres et les militants révolutionnaires conséquents sont la composante sociale du parti afin de confirmer dans les faits l’option socialiste du pays par la nationalisation du commerce extérieur, des banques et des transports. Pour ce faire, les cadres de l’Etat sont choisis en fonction de leur valeur politique plutôt que de leur compétence technique. Quant à l’armée, elle doit être soumise au parti qui contrôle les milices populaires.
Ce fut votre époque… Suite à un coup de force, la charte d’Alger fut mise sous le boisseau. Avec les discours officiels, la proclamation du 19 juin 1965 demeura jusqu’en 1976 le seul texte de référence dont le credo était «le redressement révolutionnaire». Celui-ci s’assimila au «socialisme spécifique» qui reposa sur une stratégie développementiste faisant des sociétés nationales la cheville ouvrière de son projet. En fait, cette expérience, entamée en 1967, donna naissance à un capitalisme d’Etat périphérique lié et dépendant au système financier international (qui est littéralement en train de s’effondrer sous nos yeux). Les gouvernements successifs depuis n’ont guère fait mieux, ni en matière de développement politique et économique, ni en matière de culte de personnalité reconduit jusqu’à l’orée du cinquantenaire de l’indépendance…
L’HISTOIRE JUGERA…        D’aucuns estiment que la mort de Chaabani vous incomberait et que vous aviez quelque peu rudoyé certains de vos anciens compagnons dont Boudiaf (Allah yarahmou) et Aït Ahmed; d’autres vous font grief d’avoir cultivé le culte de la personnalité et d’avoir accaparé le pouvoir entre 1962-1965… Pour ma part, je préfère laisser la parole aux historiens et à ceux parmi vos compagnons de la première heure qui vous ont côtoyé pour nous éclairer sur cette période de l’Histoire de notre pays. Je gage et j’espère qu’il y a de l’exagération dans ces dires. Enfant, je me remémore encore que votre nom était scandé en ville comme celui de Ferhat Abbas, Allah Yarahmou… Et entre autres souvenirs qui affleurent de la mémoire, ceux de l’enfance à l’indépendance. Nous étions alors heureux de nous découvrir libres au sortir de la longue nuit coloniale. Nous apprenions quelques bribes de notre Histoire au souk, émerveillés par les contes des troubadours. Nous nous laissions bercer par ces magiciens de la parole. Leurs mots choisis pour raconter leurs histoires (notre Histoire) nous subjuguaient. Ce souk fut tout simplement rasé et ses ménestrels privés de parole ! Etaient-ils donc si subversifs ? Et que n’a-t-on remplacé ce lieu de la culture populaire par quelques flamboyants centres culturels où tout un chacun pouvait mettre en avant son talent ? Au moins quatre décennies après, ma mémoire se réconforte de leurs souvenirs.
Et que dire des rares salles de cinéma «héritées» de l’ère coloniale qui sont devenues depuis des centres commerciaux. La saugrenue décision ! Réduire la culture pour l’alimentation. Nous avons faim de cinéma, même si c’est le rêve qui nous est servi. Au moins, enfants, nous pouvions échapper aux mensonges qui nous étaient serinés par ceux là même qui se sont drapé dans une légitimé «historique» -pour certains usurpée et devenue depuis obsolète- pour nous voler nos destinées. Sans que nous ayons eu la moindre occasion, en quelque lieu que ce soit, pour exprimer nos doléances. Et, Dieu seul sait, que nous en avions, que nous en avons. Surtout en qualité de candidats à la vie adulte dans un pays libéré des contingences coloniales. Privés d’expression dès notre prime jeunesse, nous allions mesurer davantage cette frustration.
Il est vrai que lorsqu’on a peu conscience de son sort lié à la fois aux séquelles de la guerre de libération nationale et à la politique menée en nos noms, on se sent moins brimé. Nous en connaissions peu à l’époque, à part le mythique Ferhat Abbas et sa pharmacie au coin de la Rue Vallée (on disait rivali). Qui se souciait alors de notre quête de savoir ? Aucune bibliothèque pour nous accueillir l’été pour étancher cette inextinguible soif d’apprendre et de connaître l’Histoire de notre pays. Nos consciences étaient livrées aux films spaghettis dont on se demandait toujours si le héros allait mourir à la fin et les films hindous dont il est vrai que nous nous régalions par les chants et danses. Quelle tristesse pourtant ! Quel gâchis à coup sûr ! Que de générations scarifiées. Toujours pour les appétits gargantuesques de ceux qui ont fait du pouvoir leur monopole et leur fonds de commerce…
Il est vrai également que le pays, au sortir d’une guerre dévastatrice, était en pleine reconstruction. Et je me dois de vous dire que ma mémoire d’enfant me rappelle de fâcheux événements au lendemain de l’indépendance. Sans coup férir, des citoyens avisés et malins en diable avaient su investir les villas laissées vacantes. Bradées à des prix défiant toute concurrence, lorsqu’elles étaient payées ; elles changèrent de propriétaires. Ces nouveaux indus s’empressèrent de se faire établir des actes notariés. Et d’adopter la mentalité des anciens colons par leur comportement. Je me rappelle que le fils de l’un d’eux sortait une banane à la main comme pour nous narguer. Et lorsqu’il daignait nous parler, c’était pour nous rappeler sentencieusement que son père -ou son oncle- était capitaine de notre glorieuse Armée... Il est vrai qu’à l’indépendance, ce grade valait encore son pesant d’influence… Nous nous disions alors qu’il n’était qu’une exception…
Il est vrai alors qu’à El Combatta (aujourd’hui, les Moudjahidine), quartier inséré dans la ville en une suite de villas qui appartenaient alors aux Roumis. Le must alors en matière d’habitat. Quant à nous, autochtones et indigènes, nous étions logés à la même enseigne que beaucoup d’autres Djazaïris, c’est-à-dire de façon sommaire.

*Auteur-avocat algérien

A suivre





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