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Soudani Abdelkader, le premier déserteur de l'armée française

par Lahouari Adjal

Humble et modeste, Hadj Soudani Abdelkader n'a jamais souhaité ce coup de projecteur, car il estime n'avoir fait que son devoir pour cette Algérie qu'il chérie avant tout, la fibre patriotique ayant palpité dans son coeur, le jour où il a commencé à fréquenter la Madrasat El-Falah d'Oran où il fut subjugué par les conférences éloquentes du Cheikh Said Zemouchi, envoyé spécial du Cheikh Ibn Badis. Il a fallu toute l'insistance de son fils Noureddine pour qu'il consente à nous retracer son parcours. On ne raconte pas une vie de 83 ans en soixante minutes. Il y a que Hadj Soudani s'est borné à l'essentiel, occultant certainement et volontairement quelques pans de son existence. Néanmoins, nous avons pu recueillir les grandes lignes de ce parcours riche en hauts faits qui font partie intégrante de l'histoire de la Guerre de Libération. C'est pour ne pas faillir à notre devoir de mémoire que nous avons tenu à recueillir et à mettre en évidence l'un de ces milliers de héros algériens, qui, les premiers, sont montés au maquis pour y défier et combattre l'une des plus puissantes armés du monde, supérieure en nombre et en armement. Soudani Abdelkader, qui était l'un de ces héros, est né à Takhemaret (ex-Dominique Luciani), sur l'axe routier reliant Mascara à Tiaret, n'a fréquenté aucun établissement scolaire, se contentant d'aller à l'école coranique du village avant d'aller étudier à la Zaouia Benbrahim de Mascara.



Rêve prémonitoire



«J'avais 14 ans, lorsque j'ai fait un rêve que je n'ai interprété que 20 ans plus tard. Je conduisais une voiture à charbon sur les terres d'un colon. Celui-ci s'est adressé à mois et m'a dit textuellement : «si tu tires sur quelqu'un, on brûlera toute ta famille». J'étais trop jeune pour me poser des questions à propos de ce rêve pour le moins étrange», dira-t-il et, ajoutant non sans satisfaction, «que ce rêve ne s'est réalisé qu'à moitié, du fait que, et grâce à Dieu, l'Algérie a recouvré sa souveraineté, alors que ma famille n'a été touchée par aucun événement fâcheux».

 Orphelin de père dès son plus jeune âge, Abdelkader quitte son village et se retrouve à Oran, chez son oncle Rabah. Tous les historiens s'accordent à reconnaître le «cas» spécial de la ville d'Oran par rapport aux autres grandes cités et villages. C'est la seule ville où, en effet, la population «européenne» dépassait en nombre, son homologue «arabe» telle qu'elle était dénommée. Cette particularité explique l'intensité du conflit entre les deux communautés jusqu'à fin juin 1962 où les hordes de l'OAS appliquèrent, à la lettre, la politique de la terre brûlée. Tous les Oranais de plus de 60 ans ont encore en mémoire les images d'apocalypse, lorsque des flammes de plus de 150 mètres ont surgi des réservoirs de carburant plastiqués par l'OAS au port d'Oran. C'est dans cette ville, en mai 1945, que le jeune Abdelkader Soudani débarque avec la ferme intention de s'en sortir. Un orphelin n'avait aucun avenir dans un village, sinon l'impitoyable avenir dans un village exploité par les colons. Mais sans aucune instruction de base, toutes les portes restèrent fermées. Rien d'étonnant dans une ville où la quasi-totalité des Oranais est contrainte d'accepter les emplois subalternes, fatigants et mal payés, tels le service de nettoiement et les docks du port. Certains louent leurs bras comme porteurs et débardeurs, d'autres sont cireurs ou vendeurs de journaux. Face à une telle situation, il ne restait que l'engagement au sein de l'armée. C'est ce que fait Soudani en compagnie d'un ami du village, Mekhloufi Salem. Ils paraphèrent un contrat de trois ans à Mostaganem avant un transfert au camp Saint Philippe d'Oran. Il rempile en 1949 aux deuxièmes chasseurs d'Afrique à Tlemcen, un régiment de chars motorisés. Après un stage réussi de maréchal des logis, il embarque vers l'Indochine où ses talents de chauffeurs sont très appréciés et où il restera deux années et demie.

 Rendu à la vie civile il sollicite - en exhibant ses états de services lors de cette guerre d'Indochine - une licence de taxi. On lui propose d'intégrer... le service de nettoiement de la mairie d'Oran ! Soudani, outré par tant d'ingratitude, refuse et devient chauffeur de taxi en louant une licence. C'est à cette période précise que sonne le réveil nationaliste avec les «dourous» des membres de Djemiat El-Oulama de ville nouvelle. Après le déclenchement de la lutte de libération, le gouvernement français, se rendant compte qu'il s'agit bel et bien d'un soulèvement populaire, procède au rappel des soldats, sous-officiers et officiers de réserve dont fait partie Soudani. Le 25 octobre 1955, il reçoit l'ordre de réendosser l'uniforme du 42e bataillon à Maghnia avec le grade de caporal-chef.



Cette nuit-là



C'est le quotidien à grand tirage «Echo-Soir», du 14 février 1956, qui a consacré une pleine page à l'attaque du pont de Tralimet que le train Oran-Oujda franchit et dont l'importance n'a échappé à personne. Deux sentinelles ont été chargées de surveiller ce pont stratégique alors que deux autres étaient en poste près de la voix ferrée un peu plus loin. C'est une autre sentinelle postée sur une butte près du PC (2 tentes) de la section commandée par le sous-lieutenant Navarre, qui donnera l'alerte en tirant un coup de semonce. Il est minuit, heure de garde de Soudani. Extraits de l'article : «Branle-bas dans le camp. Brusquement réveillés, les gradés et leurs hommes ont du mal à retrouver leurs équipements dans l'obscurité profonde. Mais l'un est prêt, tout habillé, harnaché et armé, car il attendait cette heure : c'est le caporal-chef Soudani qui est le premier dehors, sa mitraillette Sten à la main et quatre chargeurs à la ceinture. Il bondit sur la butte sud, à hauteur des deux tentes dont les entrées se font face. Le voilà qui tire ! Non pas sur l'ennemi (NDLR les djounoud de l'ALN), constitué de 30 hommes, mais sur... ses camarades qu'il fait sortir de la tente un par un. Presque à cheval sur sa mitraillette, Soudani lâche de petites «giclées» pour économiser son chargeur. Trois soldats, Vargas, Leobel et Faure, sont touchés par les balles. La dernière est pour le lieutenant Navarre.

 Le sous-officier Darhan veut s'emparer du FM pour déclencher un tir de barrage. Mais, Soudani avait pris le soin de saboter auparavant toutes les armes et même le poste radio, ce qui empêcha l'officier d'expédier un message pour alerter ses supérieurs à Maghnia. Ce fut alors la riposte à la grenade. Le caporal radio réussit à se glisser le long du remblai et arrive à la maison du garde-barrière, située à 800 m du camp, d'où il téléphone au PC opérationnel. Une heure plus tard, les auto-mitrailleuses de la gendarmerie mobile arrivent sur les lieux du combat, suivies d'un détachement de GMPR. Mais les rebelles, alertés par les bruits des moteurs, ont décroché dans les montagnes de Khemis, vers la frontière marocaine. Bilan : 7 blessés, tous transférés à l'hôpital d'Oujda. Avec Soudani et trois autres déserteurs (algériens), cette compagnie a perdu les deux tiers de son effectif».

 L'article précise, par ailleurs, que Soudani avait visé un double objectif : mettre hors d'état de nuire la garnison française et faire sauter le pont, ce qui aurait coupé les communications ferroviaires entre Oran et Oujda. «Soudani et ses trois complices sont désormais passés de l'autre côté de la barricade, en emportant leurs armes et leurs munitions. Ces événements semblent prouver que l'activité de «l'Armée de libération nationale» grandit dans le secteur opérationnel de Maghnia, Nemours, Nedroma et Turenne. Nemours, en particulier, se trouve dans une position inquiétante», lit-on dans cet article qui a fait sensation sous la plume de Léo Palacio.



Premier déserteur



Quoi qu'il en soit, Soudani, dont la tête a été mise à prix (5 millions), a été le premier déserteur de l'armée française. «Je crois que cet acte a fait bouger les choses, car 10.000 rappelés algériens ont été renvoyés dans leurs foyers. Je pense avoir ouvert la porte toute grande à ceux qui ont suivi mon exemple, tous grades confondus», consentira-t-il à reconnaître.

 Son nom figure dans la fameuse liste spéciale des 5.943 suspects qui devaient être appréhendés par les services de sécurité français.

 Cette affaire a eu une telle résonance qu'elle a été reprise et commentée dans la revue spécialisée «Historia», dans un numéro spécial consacré à la guerre d'Algérie. Extraits : «L'affaire Soudani (un caporal-chef des Tirailleurs passé à la rébellion avec armes et bagages en entraînant plusieurs soldats musulmans) va provoquer d'autres désertions dans les postes qui jalonnent la frontière marocaine. De ce fait, la situation ne va pas tarder à se dégrader dans cette partie de l'Oranie. Le général de Widerspach-Thor et le préfet d'Oran, Lambert, n'hésitant pas, dès lors, à déclencher une vaste opération de ratissage dans le secteur côtier. Pourtant, le 26 janvier 1956, entre Maghnia et Port Say, de jeunes métropolitains sont enlevés par les rebelles. L'opération va se dérouler dans le massif des Traras, où sont disséminées les deux grandes tribus des Béni-Rached et Béni-Mrihel. Huit bataillons d'infanterie et 26 groupements mobiles y participeront, bénéficiant de l'appui de l'aviation. Ceci n'empêchera pas les forces françaises d'être victimes d'embuscades. De ce fait, les principales routes seront fermées».

 Au maquis, Soudani passera sous les ordres du chef zonal, Abdelkader Djebbar, dans la région de Béni-Snouss. Tous les habitants d'un certain âge de cette région se souviennent de celui dont le nom de guerre était Bilel Nasr-Eddine Abdelhakim, au sein de la Wilaya 5, commandée par Abdelhamid Boussouf. Durant ses six années, et à titre de responsable de compagnie, il activa en permanence avec un autre haut fait de guerre qui lui permit de capturer huit soldats de l'armée française sans tirer un coup de feu, après leur avoir tendu une embuscade, un dimanche, entre leur PC et la source d'eau où les soldats devaient s'approvisionner. D'autres opérations dans les régions du Djebel Aflou, Khemis, Béni-Snous et Ouled N'har furent menées à bien par cet homme de terrain. Cela lui a permis de rencontrer d'importants chefs historiques, tels Houari Boumediène, Abdelaziz Bouteflika, Abdelhamid Boussouf, l'actuel ministre Ould-Kablia, Ali Tounsi et Chérif Belkacem, entre autres...

 A la suite de la capture des 8 soldats de la compagnie d'El-Heriga, la caserne a été rasée, ce qui est une réelle reconnaissance de la part de l'armée française, auparavant stationnée dans cette zone. Excédés par les actions de Soudani et ses hommes dans la zone 8 à Djorf Laziza, l'armée coloniale a eu recours à l'aviation de chasse, le 8 juillet 1961. Les maquisards, qui posaient des mines, ont eu alors à déplorer la mort du sous-lieutenant M'rah Baghdad et de Belhadj Hamza dont le frère infirmier, Tayaâ Hamed, blessé dans cette opration vit toujours actuellement à Aïn Témouchent.



Prénom



Lorsqu'il a été muté à Maghnia, fin 1955, Soudani avait laissé sa femme enceinte et, avant de partir, il lui a dit : «Si c'est une fille choisis le prénom que tu veux. Mais si c'est un garçon je souhaite qu'il se prénomme Nasr-Eddine». Or, sa femme accouche le 4 février 1956 au 5, rue St-Augustin (El-Hamri), c'est-à-dire le lendemain de l'attaque de la garnison et du pont de Tralimet. En allant faire la déclaration de cette naissance à l'état civil de la mairie d'Oran, Rabah (frère de Soudani) est intimidé par les employés pieds-noirs et bafouille. Ce sera, involontairement, le prénom de Noureddine au lieu de Nasreddine souhaité par le «déserteur». De crainte des représailles, la femme de Soudani, Kheïra Oum Djillali, traquée par les services de police, n'a d'autre alternative que de changer de domicile. Aussitôt, c'est Mascara, Tlemcen et Aghbal qui l'accueillent afin d'échapper à ses poursuivants. Car il faut préciser qu'elle-même servait de relais (courrier) entre l'organisation des Fidas d'Oran et l'antenne militaire responsable aux côtés de son frère Bouziane, son cousin Boucherak Benaoumeur et Hadj Djelloul, tous du quartier El-Hamri.

 Après ses exploits, Soudani Abdelkader fut affecté, avec le grade de chef de secteur, dans la zone 8 au sud-ouest de l'Oranie. A l'indépendance, il se retrouve à l'Académie de Cherchell, étant le créateur de la fanfare militaire et sortira en 1971 avec le grade de lieutenant. Homme infatigable, il sera membre de l'APC d'Oran durant deux mandats et président de l'Association des anciens moudjahidine. En 1979, c'est le retour au village natal, Takhemaret, où il s'initie aux secrets de l'apiculture. «Je remercie Dieu de m'avoir permis d'effectuer mon devoir du mieux possible. Il n'y a pas l'ombre d'un doute sur ce que je viens de raconter. Des frères moudjahidine que j'ai connus au maquis sont encore parmi nous et pourraient témoigner. L'Algérie a beaucoup souffert et nous devons être fiers d'appartenir à ce valeureux pays. Dieu m'a aussi permis d'exercer une activité magnifique qui me fait vivre et qui est bénéfique pour les gens», dira-t-il en conclusion, avec un large sourire aux lèvres.

 Nous sommes convaincus que nous avons rencontré l'un des derniers héros encore en vie. Aussi, est-il indispensable que les spécialistes prennent contact avec lui - et également avec ses semblables - pour l'écriture de l'histoire de ce pays que nous aimons tous. Ne dit-on pas «qu'on n'a pas de patrie de rechange ?».