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À Milwaukee, un soir de pluie

par Amine Bouali

«Je roule à petite allure sur cette artère qui longe le lac Michigan, mon vieux pick-up semble creuser un trou dans l'épais brouillard qui encercle la ville cette fin d'après-midi d'hiver. De l'autoradio sort un air de musique country des sixties. Sur la devanture de plusieurs boutiques, trônent des portraits à moitié déchirés de l'ex-président Donald Trump. Est-ce moi qui a vieilli ou l'Amérique ? Le rêve de paillettes qu'elle incarnait ne vaut plus désormais, à mes yeux, que son pesant de cendres et j'ai épuisé mon capital de crédulité. L'appel du large qui m'a emporté si loin me ramène aujourd'hui, irrésistiblement, sur les rives de mon enfance. En ce moment étrange, situé à mi-chemin entre le songe et la réalité, je ne sais plus exactement qui je suis et si tout doit finir irrémédiablement là où tout a commencé ? Sur le pare-brise de la voiture, la buée dessine des silhouettes approximatives. Soudain, je crois reconnaître le visage de mon père adossé au citronnier du patio, dans la maison familiale bénie par la promesse de l'aube. Il me fait réciter la leçon apprise à l'école, un brin de menthe fraîche entre ses doigts noircis par le tabac. Rien n'a changé dans ma mémoire alors qu'une vie est presque passée.

Dieu, protégez moi contre le remord et la trahison de l'oubli ! Autour de moi, le paysage nocturne de Milwaukee défile comme dans un film en accéléré, j'appuie sur le champignon pour juguler mes sombres pensées.

Le destin d'un homme, est-ce donc, seulement, une misérable succession de hasards ? Milwaukee ploie sous les coups de boutoir de la nuit et du coronavirus ».