Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Au commencement, c'était le doute

par Kamal Guerroua

«Mon ultime prière : ô mon corps, écrit un jour le célèbre psychiatre Frantz Fanon, fais de moi toujours un homme qui interroge». Interroger la vie et s'interroger sur le sens de sa vie n'est-il pas le début de la compréhension de soi et du monde ? Ne dit-on pas de l'homme qu'il est un roseau pensant, parce qu'il est justement un être en proie au vent du doute ? Quiconque commence à douter donnera libre cours à ses émotions intimes, puis les tamise et finit par se raisonner. Ces deux actions «interrogation» et «doute», au demeurant à la base de toute existence, s'imbriquent souvent, s'interpellent et s'interagissent. Elles ont pour dénominateur commun : la curiosité. Comprendre par là le désir de se connaître en profondeur et de connaître le monde alentour. Certes, il y a plusieurs genres de doute, allant de l'extrême négatif à l'extrême positif, c'est-à-dire du doute maladif qui rend l'âme aussi aigrie que suspicieuse au doute cartésien qui fait de l'homme un être pensif et raisonné, mais il n'en demeure pas moins que les deux processus découlent presque de la même chose : l'insécurité émotionnelle. On doute parce qu'on est incertain, parce qu'on ne sait pas ce qui va se passer, parce que les choses peuvent évoluer à géométrie variable et échapper ainsi à nos calculs et à nos ruses, parce que la nature de la vie est faite sur le mode aléatoire. A ceci près qu'à l'inverse du doute cartésien, qui construit la personnalité et la forge, le doute maladif la détruit et l'empoisonne. Un de mes profs de littérature en Hexagone a l'habitude de nous répéter ceci en classe : «Pas de doute, pas de vie !». Pour lui, si l'on ne doute pas, on ne pourra jamais avancer et, du coup, notre vie ressemblera à un grand saut dans le néant, dans l'inconnu. Afin d'étayer son propos, il nous dessine sur le tableau un grand schéma sous forme de triangle qu'il appelle avec un faux sourire «le triangle des Bermudes». A la base, il met «le cœur» et «l'esprit», au sommet, il met «le cerveau». «Imaginez un instant, nous dit-il alors avec perspicacité, que le cœur et l'esprit communiquent mal entre eux, ou ne communiquent pas du tout, que se passera-t-il à votre avis ?» «Il y aura sûrement une panne en alimentation électrique», ironise un étudiant. «Pas que ça ! répondit nonchalamment le prof, mais l'effondrement de tout le triangle, vous savez pourquoi ?» «Non !» «C'est simple : si le cœur qui représente le foyer des sentiments et l'esprit qui est la demeure du doute font une rupture avec la raison, ce sera pire que le cas où le corps manque d'irrigation sanguine. Peut-être j'exagère, mais c'est la vérité. On ne dira d'un homme qu'il est objectif que lorsqu'il fera l'équilibre entre son esprit et son cœur, le point d'appui du cerveau. Si cet équilibre n'a pas été réalisé, le cerveau tournera dans le vide et finira par déraper. Etre objectif, c'est en quelque sorte arriver à rationaliser ses doutes et donner un sens à sa vie».