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Vanité des mots

par Amine Bouali

On ne devrait rompre le silence qu'après mûre réflexion. L'homme ne parle jamais impunément à son prochain et même le dialogue avec soi-même est des plus aventureux. On devrait donc, en bonne logique, se taire en toute circonstance et, dès l'enfance, sitôt le premier mot prononcé s'arrêter là.

Mais l'homme a horreur du silence et sa compagnie lui est insupportable. Alors il traite avec les mots, désire que sa voix porte de plus en plus loin, s'acharne à se faire entendre par le plus grand nombre et dans l'assentiment de la foule, trouve magiquement son salut et son confort.

En chacun de nous sommeille un expert en tout, un maître-penseur sur tout, un savant en puissance. Si c'était du domaine du possible, chacun inonderait le monde de ses opinions, communiquerait à tout bout de champ ses judicieux commentaires, ce qui d'ailleurs serait tout à fait légitime car il n'est pas juste que seuls quelques privilégiés puissent, du haut de leur perchoir, s'adresser à leurs semblables.

L'homme existe proportionnellement au bruit qu'il fait. Plus il produit de vacarme, moins il craint de passer inaperçu à ses propres yeux. Malheur ainsi à celui qui ne se confie qu'à lui-même ou dont le murmure est l'arme la plus redoutable. Un livre, de ce point de vue, est une infraction à l'ordre du silence, un manquement grave à la discrétion et la bienséance. Même les textes les plus dépouillés conservent en eux suffisamment d'ego pour les rendre suspects aux yeux de celui qui considère que tout acte d'écrire est l'équivalent d'un attentat à la pudeur.

L'écrivain n'existe que grâce à la curiosité de ses lecteurs. À l'instant même où il prend la plume, un auteur s'imagine une foule, la plus vaste possible, en train d'ingurgiter ses paroles et savourer son menu du jour. Et plus la foule avale, plus l'écrivain est rassasié. À la limite, chaque écrivain devrait s'attacher, contre rétribution, les services de lecteurs dont le travail consisterait exclusivement à approuver ses idées et flatter son amour-propre. Les succès de librairie auraient alors une autre dimension.

Qu'avons-nous finalement à dire de si précieux que ne savaient déjà nos arrière-grand-mères analphabètes ? Trois ou quatre sujets essentiels préoccupent l'homme depuis qu'il existe. Après avoir épuisé tout ce qu'il est possible de dire là-dessus, il devrait normalement se résoudre à se taire. Mais le risque est grand de le voir persister encore, jusqu'à la fin des temps, à ameuter le monde en criant à tue-tête.

Cependant écrire, souvent, est un acte aussi désespéré qu'il est présomptueux et, ce qui constitue une circonstance atténuante, ce n'est pas toujours la faute au pendu si la corde est solide.