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Paradoxes

par Moncef Wafi

L'Algérie est un pays où il fait bon vivre, enfin, où on serait heureux, paraît-il. Ce n'est pas moi qui le dis mais le classement des pays les plus heureux au monde, selon le programme mondial mené par les Nations unies depuis cinq ans, le fameux World Happiness Report. Mais même sur cette échelle, somme toute relative du bonheur, l'Algérie régresse d'année en année puisqu'elle occupait la 38e place en 2016, la 53e en 2017 et le 84e rang en 2018. L'année dernière, et selon les critères de ce classement, les Libyens étaient plus heureux de vivre dans un pays déchiré et ruiné par la guerre, composant avec les différentes factions armées qui se battent pour le pouvoir, avec l'ingérence des puissances étrangères et Daech, que nous, en Algérie. Paradoxe des temps modernes et incompatibilité d'humeur avec les définitions occidentales du bonheur, les Algériens sont de plus en plus nombreux à chercher à se casser du bled en empruntant la voie légale ou en embarquant à bord d'une roulette russe.

Un tiers d'Algériens souhaiterait quitter le pays et aller s'installer ailleurs, a conclu l'institut américain Gallup après un sondage effectué auprès des populations de l'Afrique du Nord. Une autre étude réalisée cette fois par le Boston Consulting Group, un cabinet international de conseil en gestion d'entreprise, affirme que 84% d'Algériens voudraient s'exiler pour des raisons professionnelles. En face, le Bundestag, le très sérieux Parlement allemand, qui n'a absolument rien à voir avec le nôtre, a décrété que l'Algérie, au même titre que le Maroc et la Tunisie, est un Etat sûr où, selon la définition officielle en vigueur, il n'y a aucun soupçon de persécution politique, de traitement inhumain ou dégradant. Ce n'est pas par reconnaissance à la stabilité du pays ni par rapport aux libertés individuelles consacrées ou au degré de démocratie régnant, mais Berlin cherchait une caution législative pour expulser les harraga algériens débarqués d'un pays où il fait, paraît-il, bon vivre.

Aucun Algérien ne pourra plus prétendre à un statut de réfugié ou demander l'asile quelle que soit la notice médicale qu'il exhibera au visage du pafiste allemand. Mais au-delà des classements, sondages et autres autopsies sur nos cadavres déjà décomposés, loin des regards curieux et inquisiteurs de derrière la vitrine, la réalité nationale ne peut que heurter la sensibilité des plus patriotes. Les nationalistes, réputés aimer le pays, entre deux conséquentes fiches de paie, auront beau crier au loup, jurer les dieux et les saints, marabouts compris, que c'est la main étrangère qui rédige ces rapports, rien ne pourra changer la donne. La majorité des Algériens, jeunes et plus vieux, hommes et femmes, ne sont pas heureux de vivre dans un pays où la loi existe sans la justice, où la santé a déserté les hôpitaux, où le bonheur se conjugue avec la violence. Les Algériens ne veulent plus vivre dans un pays géré par une gérontocratie éternelle qui, elle, par contre est heureuse, pas de vivre mais de mourir dans cette Algérie des années 2000.