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Les nomades de la tribu

par Ahmed Farrah

Il n'y a pas si longtemps, le monde était petit pour ceux qui n'osaient même pas se demander ce qu'il y avait au-delà de l'horizon. L'ignorance, la pauvreté et la peur de s'éloigner de son clan étaient des obstacles réels pour aller affronter l'inconnu. Actuellement, les choses ont évolué, mais la société garde toujours dans sa mémoire collective les reliques de ce que fut l'organisation tribale qui régissait les rapports sociaux. L'apparition de la société moderne est très récente pour que les individus qui la forment puissent se détacher totalement de certaines traditions archaïques et des coutumes folkloriques et incohérentes héritées des aïeux. Aujourd'hui encore, certains faits divers nous replongent dans les siècles passés quand les guerres et les razzias entre les tribus voisines étaient très courantes et souvent sanglantes. L'ennemi n'était presque jamais loin. C'était surtout le proche, le cousin et parfois aussi le frère mais rarement l'étranger. Le sentiment d'appartenance à une entité nationale est resté longtemps très vague ou complètement ignoré chez les Algériens.

Les causes s'inscrivent bien sûr dans le long cheminement de l'histoire du pays qui n'a connu que quelques courtes parenthèses de souveraineté. Ce n'est qu'avec l'émergence au milieu du XXe siècle d'une élite nationaliste que le « concept d'algérianité » a commencé timidement à être adopté par les Algériens. Mais jusqu'à présent, l'algérianité reste étouffée par l'arabité des uns, l'amazighité des autres et l'islamité de quasiment tous. Les politiques ont toujours joué sur ses trois composantes à des fins politiciennes. L'algérianité est laissée pour galvaniser les foules pendant des matches de football ou pour renforcer le patriotisme contre les inimitiés de «l'ennemi intime», soit le voisin d'à côté, soit l'ancien «colocateur». Nous sommes arabes ! Nous sommes amazighes ! Nous sommes musulmans ! Et ils sont rares ceux qui se disent Algériens tout court ! Ce tiraillement porte en lui le risque de tensions sociales et de conflits internes. Bien que la loi fondamentale du pays interdise l'intrusion de la religion et l'instrumentalisation des composantes ethniques dans le champ politique, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'un besoin atavique pour une société qui reste encore accrochée à ses boulets. Le pouvoir sait très bien que s'il ne maîtrisait pas le processus électoral, un remake des années 1990 serait plus que probable. Sauf qu'il ne se l'interdit pas à lui-même en réactivant ses relais dans les zaouïas et en actionnant les mosquées quand la situation l'exige. La société a compris que pour peser dans la balance face au pouvoir, elle devrait se replier, elle aussi, mais dans ce qu'elle a de plus sacré, la tribu de laquelle elle tire sa force.

Les attitudes népotiques et claniques de ceux qui gravitent autour des centres de décisions sont parfaitement calquées sur un mode primitif des rapports sociaux, ce qui explique la faiblesse de la «classe politique» et la contestation de sa légitimité. Pratiquement, tous les partis politiques sont au stade d'associations de masse, d'associations de quartiers ou d'appareils creux exhibés au moment opportun pour faire du tintamarre. A l'exception de quelques-uns qui se comptent sur les doigts d'une main, les partis politiques algériens n'ont ni enracinement dans la société, ni philosophie politique, ni projet sérieux qui puisse répondre à la gravité de la situation. La preuve est donnée par le spectacle coutumier et désolant des transfuges-nomades qui se baladent sans méharis d'un parti vers un autre faisant des allégeances à chaque fois à de nouveaux maîtres, ceux qui seraient en mesure de leur assurer des strapontins. Le pouvoir laisse faire et encourage ces scènes pour ne pas donner l'impression qu'il est autiste.