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Qu'il soit ange ou démon, un enfant reste un enfant...

par Ahmed Farrah

Le cirque est revenu dans la ville des Rostomides, il brise la monotonie des lieux et colore le paysage gris lourd imposé par l'insouciance irresponsable de certains et la démission des autres. A vrai dire, nous sommes tous coupables de la descente aux abîmes de celle qui fut autrefois un creuset culturel et il y a déjà une éternité de cela. Mais pour se consoler un petit peu, trouvons des excuses atténuantes et disons que toutes les autres villes sont aussi touchées par le même mal qui les ronge et diffuse ses métastases jusque dans les neurones en faisant muter les mentalités. La culture n'est plus un souci pour personne, sauf pour des hirondelles sédentaires que personne ne remarque leur présence. Enfin le cirque est là, il dresse son gigantesque chapiteau blanc sur le circuit coutumier des écoles de conduite. L'endroit est adéquat, spacieux et ne gêne personne, sauf peut-être ceux qui s'improvisent courtiers en automobiles après la prière de la fin de l'après-midi. Les panneaux publicitaires sont accrochés dans les artères et venelles de la cité, les voitures de réclame diffusent l'information en mégaphone. Les enfants sont les plus ciblés, et c'est normal. Le marketing est efficace et touche les écoles, les entreprises et les collectivités pour des entrées groupées à des tarifs étudiés. Les enfants d'une école de handicapés physiques et de déficients psychiques sont parmi ces heureux privilégiés qui vont voir les clowns qui les feront rire et s'approcheront des lions et des tigres et des zèbres et des buffles et des chameaux afghans à deux bosses et des crocodiles qu'ils n'avaient jamais vus dans leur monde réel, hormis sur les écrans de télévision. Nabila, une élève de cette école, est aux anges, elle ira au cirque, elle le crie à qui veut l'entendre, chez ses parents et aux voisins et aux amies et à la terre entière. Elle est contente et rayonne le bonheur autour d'elle. Elle est impatiente d'y aller et de vivre son rêve et partager son allégresse. Elle attend ce jour qui tarde à venir, il est lent pour se montrer à elle et son impatience le recule encore plus. Puis vint le jour, le soleil est là, ses parents l'accompagnent à son école, vêtue de sa belle et chic toilette, et la font entrer comme de coutume depuis plus de dix ans. Non, cette fois-ci ce n'est pas une coutume, c'est un autre jour, un nouveau jour, un jour si spécial, différent de tous les autres. Nabila va au cirque avec ses amis d'école et leurs éducateurs. Les deux parents s'en vont et n'arrivent pas à cacher leurs larmes de bonheur de voir leur petite Nabila fière et vivante plus que jamais auparavant. Le bus entre dans la cour, les enfants crient et stridulent et sifflent et tambourinent et chantent et claquent les mains, les éducatrices poussent des youyous pour donner de l'ambiance à l'euphorie, c'est la liesse, c'est la joie qui parvient au ciel et à toute la terre. Tout le monde monte dans le bus. Sauf Nabila, empêchée sans explication. Elle ne partira pas au cirque. Elle craque, tombe en pleurs et en délire. Elle n'y croit pas. Est-ce un cauchemar qu'elle vit ? Son rêve s'est évaporé. Elle est brisée. Le bus part mais sans Nabila. On appelle les parents pour reprendre leur fille. Incrédules de ce qui arrive à leur adorée petite adolescente de 15 ans, déficiente psychologique qui jure de ne plus retourner à cette école qui l'a traumatisée à jamais. Aujourd'hui, elle et ses parents vivent l'indélébile malheur et ne peuvent plus s'en remettre. Quelles que soient les raisons, peut-on frustrer et punir un enfant, touché de fragilité mentale de surcroît ? N'a-t-il pas besoin plus que quiconque du soutien de son environnement et du raffermissement des liens avec son entourage pédagogique pour son équilibre et son bien-être ? Il est dommage que le dévouement, l'amour du métier et le professionnalisme de beaucoup soient entachés par les négligences de certains qui semblent ne pas être là où ils sont par vocation et par mérite. Comme dit Enrico Macias: ?Malheur à celui qui blesse un enfant.