Le cirque est revenu dans la ville des Rostomides, il brise
la monotonie des lieux et colore le paysage gris lourd imposé par l'insouciance
irresponsable de certains et la démission des autres. A vrai dire, nous sommes
tous coupables de la descente aux abîmes de celle qui fut autrefois un creuset
culturel et il y a déjà une éternité de cela. Mais pour se consoler un petit
peu, trouvons des excuses atténuantes et disons que toutes les autres villes
sont aussi touchées par le même mal qui les ronge et diffuse ses métastases
jusque dans les neurones en faisant muter les mentalités. La culture n'est plus
un souci pour personne, sauf pour des hirondelles sédentaires que personne ne
remarque leur présence. Enfin le cirque est là, il dresse son gigantesque
chapiteau blanc sur le circuit coutumier des écoles de conduite. L'endroit est
adéquat, spacieux et ne gêne personne, sauf peut-être ceux qui s'improvisent
courtiers en automobiles après la prière de la fin de l'après-midi. Les
panneaux publicitaires sont accrochés dans les artères et venelles de la cité,
les voitures de réclame diffusent l'information en mégaphone. Les enfants sont
les plus ciblés, et c'est normal. Le marketing est efficace et touche les
écoles, les entreprises et les collectivités pour des entrées groupées à des
tarifs étudiés. Les enfants d'une école de handicapés physiques et de
déficients psychiques sont parmi ces heureux privilégiés qui vont voir les
clowns qui les feront rire et s'approcheront des lions et des tigres et des
zèbres et des buffles et des chameaux afghans à deux bosses et des crocodiles
qu'ils n'avaient jamais vus dans leur monde réel, hormis sur les écrans de
télévision. Nabila, une élève de cette école, est aux anges, elle ira au
cirque, elle le crie à qui veut l'entendre, chez ses parents et aux voisins et
aux amies et à la terre entière. Elle est contente et rayonne le bonheur autour
d'elle. Elle est impatiente d'y aller et de vivre son rêve et partager son
allégresse. Elle attend ce jour qui tarde à venir, il est lent pour se montrer
à elle et son impatience le recule encore plus. Puis vint le jour, le soleil
est là, ses parents l'accompagnent à son école, vêtue de sa belle et chic
toilette, et la font entrer comme de coutume depuis plus de dix ans. Non, cette
fois-ci ce n'est pas une coutume, c'est un autre jour, un nouveau jour, un jour
si spécial, différent de tous les autres. Nabila va au cirque avec ses amis
d'école et leurs éducateurs. Les deux parents s'en vont et n'arrivent pas à
cacher leurs larmes de bonheur de voir leur petite Nabila fière et vivante plus
que jamais auparavant. Le bus entre dans la cour, les enfants crient et
stridulent et sifflent et tambourinent et chantent et claquent les mains, les
éducatrices poussent des youyous pour donner de l'ambiance à l'euphorie, c'est
la liesse, c'est la joie qui parvient au ciel et à toute la terre. Tout le
monde monte dans le bus. Sauf Nabila, empêchée sans explication. Elle ne
partira pas au cirque. Elle craque, tombe en pleurs et en délire. Elle n'y
croit pas. Est-ce un cauchemar qu'elle vit ? Son rêve s'est évaporé. Elle est
brisée. Le bus part mais sans Nabila. On appelle les parents pour reprendre
leur fille. Incrédules de ce qui arrive à leur adorée petite adolescente de 15
ans, déficiente psychologique qui jure de ne plus retourner à cette école qui
l'a traumatisée à jamais. Aujourd'hui, elle et ses parents vivent l'indélébile
malheur et ne peuvent plus s'en remettre. Quelles que soient les raisons,
peut-on frustrer et punir un enfant, touché de fragilité mentale de surcroît ?
N'a-t-il pas besoin plus que quiconque du soutien de son environnement et du
raffermissement des liens avec son entourage pédagogique pour son équilibre et
son bien-être ? Il est dommage que le dévouement, l'amour du métier et le
professionnalisme de beaucoup soient entachés par les négligences de certains
qui semblent ne pas être là où ils sont par vocation et par mérite. Comme dit
Enrico Macias: ?Malheur à celui qui blesse un enfant.