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La «solution» par les Grands-pères du peuple

par Kamel Daoud

Il y a les fils prodiges, les oncles Sam, les Pères du peuple et les Grands-pères du peuple. Les premiers sont des rebelles que le temps plie en quatre et vous renvoie après un long périple d'apprentissage. Les oncles Sam sont la caricature de l'impérialisme dans les médias des socialistes et des propagandes populistes. Les Pères du peuple sont les fondateurs, les décolonisateurs en chef ou les dictateurs. A ceux-là, il faut donc ajouter les Grands-pères du peuple. Cette dernière catégorie regroupe les figures diverses : le dictateur sans os qui ne veut pas lâcher le pouvoir avant 100 ans, les caciques, les gérontocrates et aussi les figures titulaires de la nostalgie. Voyez le Maghreb, on en a deux : d'un côté, en Algérie, Bouteflika. Vieilli, rusé, mais insistant, pugnace, planté dans le drapeau comme un clou rouillé, mandataire à vie même après la mort de tous. Choisi par l'armée, soutenu par les siens, il a fini par être élu par une partie du peuple qui avait peur, tremblait devant les risques de révoltes et de guerre et s'arrangeait de vendre son âme pour avoir de la semoule et de l'immobilité. Dans la psychologie des post-décolonisations, il représente ce cas où un peuple qui n'existe plus, essaye de stopper le temps, de se rétracter et de ne pas bouger, attendant que les risques s'éloignent. Peuple qui ne sait pas quoi de son présent, reconstruit son passé mais par le grotesque. Bouteflika est le grand-père sans fils, mais rassurant par cette contradiction : c'est le dernier souvenir vivant d'une ancienne légitimité et qui, curieusement, a installé et réactivé un désir de monarchie alors qu'il est sans descendant.

En Tunisie, pays inventeur de la Révolution et seul miracle « arabe » depuis Cordoue, Essebsi va être président probablement. C'est un réflexe connu chez les pays qui ont fait une révolution : la quête d'un grand-père, figure rassurante après le meurtre du père, la rébellion. Garantie de consensus mais surtout figure de sécurité, de nostalgie pour un ordre antérieur au couple dictature/révolution. C'est ce qui explique pourquoi après 92, on a opté pour Boudiaf, le vieux, et pourquoi en 2014, ils ont opté pour Bouteflika. C'est ce qui explique, un peu, pourquoi le second tour tunisien a pour moyenne d'âge 78 ans.

Paradoxe étrangleur des pays dits « arabes » : les jeunes y sont vieux et les vieux y sont éternels et les morts sont toujours vivants : on a commencé par des décolonisations épiques avec des gens de 20 ans et on semble finir par des débandades douces avec des gens de 1.234 ans. Le monde dit « arabe » est jeune, coincé, otage, brimé, mort et oisif et sans désir de vivre avant la mort, avec des majorités démographiques de jeunes qui finissent par faire des révolutions et élire des gens? vieux. On tue le père et on s'entretue après, ou on tue le temps ou on tue le courage en soi. Les jeunes n'élisent pas des jeunes. Curieusement. Ou laissent se faire réélire des vieux comme chez nous. Les pays dits « arabes » sont des névroses, pas des pays seulement.