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Qui enterre qui ?

par Kamel Daoud

Lu hier dans Le Quotidien d'Oran : Chadli Benjedid oublié. Pas de commémoration pour l'ancien Président algérien tué deux fois et mort un cinq octobre, ou presque. Extrait. « Un ancien cadre de l'Etat qui s'est rendu, hier, devant la tombe de l'ex-président de la République, au cimetière d'El Alia, nous dira : « Je me suis retrouvé seul, ce matin du 6 octobre, à El Alia. Même pas quelques fleurs sur la tombe de l'ancien président ». Fascinante morbidité collective. En quoi ? Cet étrange état de l'Etat où on ne fait plus de différence entre la vie et la mort d'un Président. L'anniversaire coïncide avec un enterrement : celui, énième, de Bouteflika, donné pour mort par des rumeurs. Encore une fois, comme à chaque fois qu'il baisse le son. Du coup, cette fine frontière entre réel et imaginaire a succombé à l'effacement chez nous : qui est vivant ? Qui est mort ? Succédané lointain et philosophique du « Qui tue qui ? ». Façon conjuguée de « qui enterre qui ? ». Bouteflika a été enterré tellement de fois et est revenu à la vie et l'image tellement de fois que l'on ne sait plus définir ces deux états : mort cela veut dire revenir et réapparaître et vivant cela veut dire être absent et être invisible. Du coup, le premier anniversaire de la mort de Chadli est frappé de nullité : on ne sait pas lequel des deux présidents est mort d'ailleurs. Et quand. Et comment. La fonction a été désincarnée. Elle a perdu de son sens et ne nécessite plus la vie et le corps pour assurer la présence. On peut être président et mort, vivant et sans importance, tué par un exil ou ramené dans un avion vers sa tombe ou démissionner et être supplié de revenir. A-t-on besoin d'un président vivant d'ailleurs ? Question à l'oreille d'un puits. On n'a élu quelqu'un qu'on n'a presque pas vu. Donc célébré la mort de Chadli est difficile parce que cela n'est pas sûr. Il peut réapparaître lui aussi, malade et assis, mais tenace et hargneux.

Donc pas de fleurs ni de commémoration pour Chadli. Pourquoi ? Parce que le reste est mort après sa mort. Il n'y a plus d'Etat, mais seulement des vents et des régents. On ne savait pas quoi faire avec la tombe de Chadli quand Bouteflika ne donne pas le signal. Ou peut-être l'ordre était de l'enterrer encore plus profond. Ou de l'effacer. Ou c'était peut-être par lâcheté des hauts fonctionnaires : sans ordre de se rassembler, ils se sont dispersés avant de se rencontrer. Enigme. Mais cela donne le ton sur la fin d'une époque qui finit en débandade. On n'assure même pas le minimum de rites nécessaires aux symboles d'un Etat et de la mémoire collective. Ou parce qu'il y a délitement presque total de tout ce qui nous lie : un pays étant d'abord des sépultures et des récoltes.

Fascinante mort. Cimetière inversé : Chadli commémore peut-être notre mort à tous, installé dans l'épaisseur d'une feuille morte.