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L'énigme des feux d'artifice sans fête

par Kamel Daoud

Nuits algériennes. La mode des jours est les feux d'artifices. A Oran, à Alger, ailleurs. Sans raisons. Des bruits de pétarades, suivis de grosses fleurs de lumières colorées et mourantes joliment. Cela explose partout depuis des jours. Etrangement. Sans raisons. Signe de ce calendrier désordonné national : il n'y a rien à fêter, pas de dates, rien et pourtant il y a des feux d'artifices. Pourquoi ? s'étonnera l'étranger habitué au faste lors du rite ou de la célébration. Parce que. La rumeur dit qu'il s'agit d'articles saisies à l'importation puis revendus. Inutilement. D'autres bruits parlent d'un homme d'affaires devenu Khalifa qui les distribue gratuitement. En gros, c'est vrai, c'est faux. C'est tout aussi inexplicable que le feu d'artifices. Question fascinante : pourquoi des Algériens lancent des pétards et des feux alors qu'il n'y a pas de fête ? Scène d'un peuple qui s'ennuie, hors du temps et de ses dates. Sans bornes ni limiteur de vitesse. Cela ne se voit nulle part dans le reste du monde qui a des horloges. Face au temps on est unique, et seuls. La raison ? L'ennui. La nuit algérienne avait été tuée par la guerre des années 90. Elle est tombée dans le domaine du désert. Hors du champ du regard et de l'Etat. C'est l'espace du hurlement, du gyrophare, de la ronde, de l'interdit et du sans toit.

La guerre est finie, son couvre-feu est resté.

Aujourd'hui, un autre peuple y erre et allume les feux de ses tribus. Peut-être. Ou peut-être parce que les jeunes Algériens maraudent. Coincés entre les âges. L'ennui réinvente le feu. Tous les pyromanes le savent. Ou peut-être que ce peuple est passé au stade de l'éternité : on ne fête pas le temps, mais l'instant. On se célèbre soi-même dans la nudité de ses prénoms. On est sans décompte. On ne compte plus. La fête est ce qu'il y a entre les fêtes. La nuit est un pays sans histoire qui y coule vers sa fin. Etrange. Souvenez-vous : on a même inventé la célébration de match avant le match. Par peur de la défaite, on l'anticipe par la célébration. Des supporters de foot disaient que si on gagne, on fêtera encore et si on perd, l'essentiel est qu'on a déjà fêté. Par manque de fêtes, on fait la fête. On célèbre le vide, la nuit, le temps à perdre, l'oisiveté, l'éternité. Un ami a expliqué le feu d'artifices comme un feu de détresse. Ile nationale dans la nuit noire de la mer agitée. La terre cherche la terre. Le pays cherche son pied.

Désoeuvrement. C'est l'essence de ce geste. L'impossibilité d'une vraie fête, finit par fêter le vide en soi. Manifester sa présence se fera alors par les deux plus anciennes méthodes : le feu et le bruit face à l'obscurité du monde nouveau-né. Face à la nuit. On est dans la Préhistoire, celle d'avant le Temps. Analyse sans fin sur ce geste qui n'existe nulle part : lancer, au ciel, des feux, les regarder mourir, recommencer puis attendre que la nuit s'épuise, puis dormir un peu et se réveiller dans un pays crûment éclairé par le soleil comme un passant épuisé, assis sur le bord d'une route qui n'est pas à lui.