Jeudi 17 avril. C'est toujours un jeudi et un 17, allez
savoir pourquoi. Il fera beau, heureusement qu'ils ne peuvent pas commander le
temps sinon ça la foutrait vraiment mal. Il est huit heures. J'te demande pas,
frangin, de te lever tôt, ce n'est pas inscrit dans nos gènes cette coutume, ni
de faire un effort surhumain de régler ton réveil à neuf heures, t'auras qu'à
demander à la Vieille de te réveiller lorsque tu seras debout. En bâillant et
en t'étirant, fais gaffes à ne pas brusquer tes frères collés à ton sommeil.
Enjambe les cadavres familiaux encore par terre et dirige-toi vers la salle de
bain, j'veux dire la salle d'eau, trempe tes deux index dans la flotte, si le
petit frère n'a pas oublié de remplir les jerricans, et essuie le coin des
yeux. Ta toilette terminée, sort de la masure familiale et direction le café du
quartier. Un conseil ! N'allume surtout pas la télé sinon ça sera fait de toi,
tu seras tellement hypnotisé par le programme spécial de la journée que t'auras
plus aucune volonté. Les images qui y défilent ont le pouvoir de te vider de
toute substance et de te laisser pour mort sur les trottoirs défoncés de la
République. Les derniers à avoir vu la télé nationale, un jour de vote, ont
pris le premier radeau pour faire connaissance directe avec les sardines
silencieuses de la Méditerranée ou ont rejoint les toujours maquis résiduels de
Ouyahia. Bon, pour le café, n'oublie pas de faire les poches du Vieux avant de
sortir. Tu t'attables et tu commandes un café pressé qui ne soit pas trop mélangé
avec les pois chiches. Cherche, dans ton viseur, un pote que tu soulageras
d'une Legend ou d'une Rym, la seule cigarette qu'on branle avant de fumer, pour
reprendre le slogan publicitaire de la célèbre marque. Il est onze heures et il
te reste encore quinze heures à tirer avant de rejoindre ton paradis
artificiel. Tu lis pas les journaux, y a pas foot aujourd'hui, une ?occas' pour
t'éviter les génies du ballon de chez nous, incapables de faire une passe
correcte ou de se comporter comme de vrais athlètes, alors il te reste une
chose à faire pour meubler le temps? Il y a l'école du coin, là où t'a jamais
pu faire mieux que quarante-huitième sur cinquante; les deux derniers n'ont
jamais passé une compo, avant d'aller vendre des ?bourssettes' dans les marchés,
donc j'disais, t'y vas et tu demandes le bureau de vote adéquat. Tu présentes
ta carte d'identité, on te refile une enveloppe. Vérifie qu'elle est bien vide,
va dans le débarras qu'ils ont dressé et vote. Vote pour qui tu veux. Pour
celui qui veut pas partir, pour celui qui est revenu, pour celle qui n'aime
personne ou pour les trois autres figurants. Vote si tu veux que ta vie change
un jour, en bien si c'est pas trop demander. Vote, si tu ne veux plus vivre
dans un deux-pièces, toi, tes cinq frères chômeurs et célibataires, tes deux
sœurs divorcées avec leurs cinq enfants sur le bras, le Vieux presque mort à
force de trimer et la Vieille presque aveugle à force de pleurer. Vote, si tu
veux que l'Algérie d'en haut ne prenne davantage de hauteur et celle d'en bas
ne creuse après avoir touché le fond. Vote, si tu veux un boulot, un toit, le
droit de te promener avec ta nana, de respirer tout simplement. Vote, si tu ne
veux pas finir au fond de la mer, ni tué par un coup de couteau pour un joint
ou une rasade de rouge. Vote pour faire semblant que t'es un citoyen à part,
que t'as une opinion à vendre. Vote pour qu'on te vole pas ta voix et qu'on la
remplace pas par une statistique. Vote frangin. Vote.