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On a tué le temps !

par Kamel Daoud

Cartographie du temps national. Selon certains, l'Algérie est en avance de 20 ans sur le Printemps arabe. La Tunisie et l'Egypte sont donc en 1990, heure locale. En prenant l'avion vers ces deux pays, vous remontez de vingt ans d'âge. Ceci pour l'est. A l'ouest ? C'est la monarchie marocaine. Du point de vue de l'évolution des institutions, l'Algérie est en avance car c'est une république. Mais ce n'est pas vrai. Au Maroc, c'est le Père qui désigne le Roi suivant. Chez nous, se sont les rois qui désignent le président et l'avion. Au sud ? Par-delà le sable et les chômeurs de Ouargla, se dessine un autre pays encore plus reculé dans la distance et le temps. Un peu J moins dix siècles: le Sahelistan. Pays imaginaire qui tue. Pays tueur qui s'imagine plus grand encore. Au nord. La France, alias l'Occident. Là l'Algérie est en retard. Si vous prenez l'avion, vous gagnez un siècle d'avance, n'en déplaise aux détracteurs. Mais le temps varie aussi à l'intérieur. Pour l'équipe de Bouteflika, on est dans les années 70: le «privé» est un voleur, il faut réguler la pomme de terre, il faut centraliser, l'ENTV est la RTA et le bain de foule est une institution, on adore les monopoles étatiques et le peuple se divise en deux, les civils, alias Echâab, et les uniformes, alias Edawla. Si on creuse un peu plus, on peut trouver des gens qui vivent encore en 1956: ils s'accusent, se méfient, font la guerre, se trahissent, se «vendent» et cachent des secrets honteux. Mais qui pensent aussi que le pays est un bien vacant et qui défendent un lien mystique de propriété entre libérateurs et terre libérée.

 Le temps peut être une boucle fermée: c'est le temps salafiste. Celui des salafs et des religieux. Là, on parle comme à l'époque des croisades ou des Abbassides. L'Occident y est chrétien, l'Andalousie vient tout juste d'être perdue à cause des femmes mal voilées ou des mauvaises mœurs, les chouyoukh vous parlent de ce qu'a fait le Prophète hier après-midi en relisant des livres d'il y a neuf siècles, sans vérifier les sources ou la véracité. C'est le temps penché vers son dos où l'on vous parle de Saladin, de la reconquête, de la Oumma, de Haroun El Rachid et des juifs de Yathrib. C'est un temps clos, qui tourne en rond et contre lequel il est inutile d'opposer des lignes droites.

Le temps peut aussi être un temps perdu, qui s'en va, tourne le dos, ne répond pas et s'écoule lentement comme un Sahara entre deux mains. C'est le temps du chômeur. Vous prenez une télécommande, vous êtes en 2012. On vous insulte dans la rue, c'est le Moyen Age. Vous répondez ? C'est la préhistoire. Vous brûlez le drapeau des USA au lieu de faire mieux ? C'est l'âge de feu allumé par l'âge de la cendre. On vous donne un logement ? C'est 1962. On vous le refuse ? C'est octobre 88. Et c'est cet éclatement en débris du temps du monde en temps particuliers qui fait désordre dans la tête et empêche l'écoulement du temps vers la civilisation. Le temps est déréglé chez nous. D'où peut-être les rendez-vous manqués et les répétitions généralisées des drames et impasses. D'où aussi ce dérèglement jusque dans le vêtement: voir un salafiste piétiner avec hargne un drapeau US, en chaussant des Nike et avec un blouson Lacoste et un turban Abou Soufiane et seroual afghan est la preuve qu'il y a court-circuit. C'est ce qui explique aussi pourquoi on voit un FLNiste insulter la France, y aller pour ses soins, parler de complot contre l'Algérie et envoyer ses enfants se faire scolariser en Angleterre. C'est ce qui explique pourquoi on lapide des couples au Sahel comme à l'époque sauvage tout en usant de Youtube pour communiquer comme des ados civilisés.