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Gilgamesh expulsé d'Algérie dans un carton

par Kamel Daoud

Publiée hier par l'un de nos confrères, la liste non exhaustive des livres interdits de vente en Algérie et interdits au Salon international d'Alger. On y lit les titres avec autant de curiosité qu'on lit le Livre lui-même. On y retrouve d'abord les «attendus» : le genre de livres religieux qui ont déjà fait des enfants en Algérie ou qui sont accusés de venir nous voler nos âmes ou nous agiter les cerveaux qui n'ont pas fui. Sur le wahhabisme ou le chiisme ou sur la vie de Jésus-Christ par exemple. La récente doctrine de l'Etat sur la religion agréée, après les années FIS et la paranoïa évangéliste, y voit un mal passible de transmission et coupable de possibilité d'hérésies, de tensions confessionnelles possibles et de préambules aux politiques sectaires. Autant les «interdire» donc puisqu'on n'a pas de clergé religieux fort, capable d'y faire face et qu'on doit gérer les croyances d'une population faible, capable de croire n'importe quoi. La liste comporte aussi des ouvrages dits subversifs sur la religion juive et sur les thèmes liés à la doctrine puritaine officielle de l'Etat : la sexualité, les femmes, ou l'autonomie de Kabylie et sur l'amazighité non inscrite dans la cartographie unitaire. On trouve aussi quelques ouvrages censurés parce qu'ils illustrent le Maghreb avec une carte géographique qui ne distingue pas le Sahara Occidental du Maroc.

Dans tous les cas de figure, on aura compris que derrière la Censure existe des principes de base : pas de livres qui touchent à l'orthodoxie religieuse, pas de livres qui menacent l'unité nationale, pas de livres qui donnent raison au Maroc et pas de livres qui nous poussent à se pencher sur la culture de nos cousins les juifs et leur religion.

Sauf que dans le catalogue, on retrouve aussi des bugs de l'autodafé officiel. En quoi par exemple un livre sur l'épopée de Gilgamesh, le père mythique de l'ancienne Mésopotamie, peut-il menacer la culture nationale officielle ? Est-il un possible candidat aux prochaines présidentielles ? Un opposant ? Un concurrent de l'Emir Abdelkader ? Une idole païenne ? On ne sait pas. D'autres livres sont encore tout aussi inexplicablement interdits : L'Encyclopédie de l'Histoire des religions (une discipline qui a déjà deux siècles de vie et qui est enseignée dans les grandes universités du monde) ; ou les épitres des Frères de la pureté (un club de théosophes célèbres dans l'histoire des idées de l'Islam ayant vécu il y a des siècles), ou des ouvrages sur les théosophies orientales. A ceux-là, ajoutez des ouvrages sur le zoroastrisme (religion patrimoine de l'humanité), le complot juif international (sujet fétiche des bras cassés nationaux et des idéologues de l'échec «qui n'est pas notre faute») ou le Djihadisme qui n'a pas besoin de livres depuis longtemps mais seulement d'Internet et d'un otage allemand. La plus grande victime de ce filtrage restera, enfin, un livre sur le Bouddhisme, grande religion sans armes ni prétentions et qui est mal venue en Algérie apparemment depuis peu pour des raisons obscures.

Dans tous les cas de figure, on peut lire et relire cette liste sans en comprendre les raisons ou les principes exacts, les critères. On pourra encore moins en identifier les auteurs. Qui décide en effet de ce que peuvent lire les Algériens ou pas ? Des douaniers ? On en doute. Sûrement une commission de la culture, genre de club anonyme qui sélectionne les livres selon les titres à défaut d'avoir le temps de tout lire et bien lire.

Ce club d'anonymes, vous ne le connaissez pas et il croit vous connaître. Il décide de ce que vous pouvez lire mais vous ne pouvez pas décider de qui il sera composé. Enigme fascinante pour tous les amoureux des livres dans les régimes clos : qui censure ? Qui est-il ? Comment fait-il ? Pas de réponse car cela entre dans le cadre des prérogatives clandestines de l'Etat quand il est pouvoir policier. Ailleurs, cela ne se fait pas ou cela se fait naturellement : par la loi du marché, par jugements des pairs ou par mécanisme des évidences.

Chez nous, non. La loi silencieuse veut d'abord que vous n'êtes pas mûrs pour lire n'importe quel livre et que le Régime peut le faire à votre place pour votre bien. Cela coûte moins au Pouvoir d'installer une commission qui filtre par bêtise, par prudence ou par instruction, que d'instruire tout un peuple pour qu'il puisse faire lui-même ses choix. Du coup, comme avec toutes les censures dans l'Histoire de l'humanité, on tombe d'abord dans le ridicule puis dans l'absurde : Gilgamesh, le père éponyme de la Mésopotamie, en fait aujourd'hui les frais. Il n'est pas le bienvenu en Algérie. Dans quelques années, cette commission prendra plus de pouvoirs et sélectionnera encore plus sévèrement votre bibliothèque jusqu'au jour où il n'en restera qu'un seul livre ou pas un seul déjà. Et c'est connu : les gens d'un seul livre sont des gens souvent intolérants, les gens de plusieurs livres sont beaucoup plus fréquentables. Pour aujourd'hui donc, Gilgamesh et Poutakhine sont soumis à la même censure : on a fait du chemin depuis l'année dernière. Cela reste ridicule à l'ère d'Internet mais cela se fait, et avec sérieux, au nom de la sécurité nationale des idées. C'est une forme de bleuite qui commence avant la naissance de l'intellectuel et pas dès qu'il prend le maquis.