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La réponse à cette question
lancinante nous l'avons obtenue auprès de Ratiba
Hadj-Moussa, sociologue à York University de Toronto,
de retour dans son terroir natal, invitée par le Centre d'Etudes Maghrébines en
Algérie (CEMA) sis à Oran, pour y donner une conférence sur les télévisions par
satellites et plus particulièrement sur les formes politiques potentielles
suscitées par l'avènement des nouveaux médias dans l'espace public maghrébin,
espace qui, selon l'universitaire-chercheuse, semble verrouillé par les régimes
politiques plus ou moins autoritaires.
Ratiba Hadj-Moussa, qui enseigne la sociologie de la culture au Canada, a présenté, dans le cadre du cycle de conférences Espaces et Territoires Au Maghreb, son dernier ouvrage (1), un travail qui a exigé une quinzaine d'années de labeur sur les nouveaux espaces et les nouveaux horizons. Avant de plancher sur l'émergence des formes culturelles et politiques dans les sociétés maghrébines, Ratiba Hadj-Moussa avait mené des recherches sur le cinéma algérien et le traitement qui y est fait du corps et des rapports de genre, ainsi que sur le corps dans le cinéma occidental, dit postmoderne. Ses recherches sur les constitutions des rapports de genre dans la société québécoise et sur la télévision et le cinéma québécois, notamment sur la figure du père et la problématique de la transmission, ont fait l'objet de nombreuses publications. Elle a aussi travaillé, entre autres, sur la diaspora musulmane au Canada et plus particulièrement sur la constitution du sujet féminin musulman dans sa relation aux médias. Nous l'avons rencontrée au CEMA. Le Quotidien d'Oran: Particulièrement intéressée par le nouvel espace public en gestation et par les formes culturelles, esthétiques et politiques potentielles suscitées par l'avènement des nouveaux médias, vous venez de consacrer tout un ouvrage à l'usage de la télévision par satellite et à la sphère publique au Maghreb. Quel enseignement tirez-vous de vos recherches ? Vous ont-ils permis d'avoir une meilleure compréhension des enjeux médiatiques et politiques dans notre contrée ? Ratiba Hadj-Moussa: Depuis les révolutions arabes de 2011, les nouveaux médias ont suscité beaucoup d'intérêt. Ils ont même pris les devants de la scène à un point tel qu'ils ont donné l'impression d'une autocréation spontanée. Mes recherches s'appuient sur l'observation de l'incroyable popularité des télévisions par satellite au Maghreb (Maroc, Tunisie, Algérie) sur un terrain qui s'est déroulé sur presque deux décennies. Je peux dire que la TV par satellite a fait émerger de nouvelles configurations identitaires et de nouveaux enjeux symboliques ? islamité, arabité, maghrébinité, place des femmes dans les sociétés maghrébines, etc. - ainsi que de nouvelles formes du politique, que j'appelle politicité. Dans les pays du Maghreb, la télévision est le média les plus importants. Même si le secteur privé a été admis, comme au Maroc et en Tunisie, (en Algérie, la télévision d'État a perduré jusqu'en 2013), les télévisions sont restées fortement contrôlées par l'État, et ce, malgré les ouvertures de jure des politiques audiovisuelles. La télévision est traditionnellement la chasse gardée de l'État alors que la presse est réservée à l'opposition. L'arrivée de la télévision par satellite, vers la deuxième moitié des années 1980, a bouleversé la donne. Les États ont tous tenté de la juguler en la régulant. Ils se sont cependant trouvés vite débordés par des populations soucieuses de bénéficier d'une «fenêtre sur le monde». Q.O.: Peut-on parler d'un avant et d'un après télévisions satellitaires ? R.H.M.: On peut effectivement avancer qu'il y a un avant et un après les télévisions satellitaires. La mutation des façons de penser est imperceptible si on reste dans l'instant, mais si elle est historicisée et recadrée dans le Maghreb des années de plomb (1970, 1980, 1990), elle permet de réaliser la profondeur des changements survenus. L'adoption massive de la télévision via le satellite, qui s'est réalisée entre la fin des années 1980 et la fin des années 1990 représente un véritable déplacement dans la mesure où les programmes des chaînes étrangères étaient reçus directement par les Maghrébins qui, pour beaucoup d'entre eux, découvraient les leaders de l'opposition politique. Q.O.: D'où vient cette «crédibilité» de la télévision par satellite ? Provient-elle du fait qu'elle rend visible la «preuve»? R.H.M.: En effet, l'ordre de la preuve restitue «la vérité» et, ce faisant, confère à la critique une meilleure assise et, de proche en proche, rend difficile le déni des personnes qui l'expriment ou des objets sur lesquels elle porte (par exemple la corruption, la mauvaise gestion, l'absence de transparence, la hogra, etc.). Ces petites choses qui relèvent de l'acte de regarder la télévision représentent dans les sociétés maghrébines autant de lieux où s'affirment non seulement une volonté de savoir, mais aussi une volonté de voir et de comprendre, celle pour tout un chacun d'accéder à une vérité qui lui a été longtemps subtilisée et dont l'assemblage peut constituer un moment oppositionnel important. Cela requiert un positionnement qui fait du public maghrébin un lieu de convergence paradoxal, d'entrecroisement de logiques contradictoires, comme la combinaison en amont d'un système commercial international, focalisé sur la recherche de l'audimat, intégré dans une logique de compétition capitaliste féroce (un des principaux caractères des stations satellitaires), avec des systèmes idéologiques tantôt opposés tantôt complémentaires (par exemple les stations religieuses, arabes et occidentales), et leur entrelacement dans des contextes sociaux eux-mêmes hybrides et aux dimensions multiples (langues, régions, accessibilité, genres, générations, etc.). Q.O.: Selon vous, l'acte de regarder la télévision par satellite s'oppose-t-il à celui posé sur les télévisions nationales ? Pouvez-vous nous en dire plus sur les aspects des formes de critique produites par l'avènement de la télévision par satellite et sur les relations aux genres ? R.H.M.: A travers mon travail, j'ai tenté d'explorer les relations entre les médias et la sphère publique en montrant que l'acte de regarder la télévision par satellite par opposition à celui posé sur les télévisions nationales, mobilise des pratiques et des affiliations identitaires inédites et s'accompagne de toute une gamme de positions critiques se rapportant aux régimes politiques. Par exemple, en faisant pénétrer au cœur des familles, certains sujets jusque-là peu présents, le média indique ainsi la centralité des rapports de genres qui sont aujourd'hui au cœur des enjeux politiques de l'Algérie, du Maroc et de la Tunisie. Pour le Maghreb, comme pour l'ensemble des pays arabes, la division des espaces privé et public paraît être une donnée immuable. Les rapports de genre sont continuellement pensés selon cette division. Cependant, cette dichotomie qui sépare les deux espaces commence a être problématisée et questionnée par les anthropologues, les sociologues, les féministes et les historiens. Il faut penser l'espace privé (dit des femmes) et l'espace public, non selon le mode de la superposition mais selon celui de la circulation, ou, mieux encore, de la relation. Je pense que les espaces publics sont souvent activés « du dedans», ce dernier n'étant que l'envers des premiers. Indéniablement, la télévision par satellite a eu des effets sur les espaces de la ville. Les cafés populaires se sont emparés du média qui rassemble à l'occasion de la diffusion de matchs de football et autres grands événements. Les audiences parviennent à faire des cafés des espaces de questionnement qui outrepassent le visionnement lui-même. On remarque également que « la houma des hommes », par comparaison à celles des femmes, reflue vers le « dedans » brouillant les frontières tout en l'articulant à la conception politico-symbolique des rapports de genre en cours dans les pays du Maghreb et à la formation de la sphère publique maghrébine. Q.O.: L'apparition de la télévision par satellite soulève, dites-vous, de nombreux questionnements en rapport à un type de modernité, aux effets induits par son usage dans l'espace public, aux liens produit entre les espaces du dehors et ceux de l'intérieur, à l'identification des téléspectateurs et jusqu'aux rapports de genre qui se trouvent affectés? Quelles sont vos réponses ? R.H.M.: Mes réponses sont inscrites dans mon ouvrage. En plus de retracer l'histoire de la TV par satellite au Maghreb, j'ai opté pour une approche anthropologique, une anthropologie revisitée qui s'attache à comprendre les soubassements de la société maghrébine. J'ai essayé d'aborder ces questions en réfléchissant à la greffe opérée par la télévision satellitaire sur l'espace partagé, notamment celui du quartier, et sur les acteurs concernés, hommes et femmes, afin de comprendre comment les pratiques des acteurs sociaux affectent le sens et la signification du politique dans des sociétés sans passé démocratique. Q.O.: Qu'en est-il du privé de la télévision et/ou de son espace public ? Nombre d'auteurs parlent de la difficulté de ces séparations ? En est-il ainsi selon vous ? R.H.M.: L'hypothèse de la circulation entre le privé et le public permet, me semble t-il, de montrer que leur relation n'est pas à sens unique. De plus, elle permet de mieux comprendre ce qui se joue dans les rapports que les sociétés maghrébines entretiennent avec elles-mêmes. Difficile à penser, la division privé /public s'avère être une paire inconciliable par nature depuis toujours au cœur des débats de la pensée politique et sociale occidentale. Lorsqu'on s'arrête aux sociétés maghrébines, s'ajoute à cette difficulté la séparation supposée fixe et inchangée entre le monde des hommes et celui des femmes qui se superposent platement au champ politique. Dans ce contexte, la dichotomie privé-public apparaît très nettement comme une donnée qui répond à une espèce de téléologie annoncée, bien que les manières de comprendre l'une et l'autre sphère soient essentiellement définies par les sociétés qui les construisent. Le privé s'avère le point d'achoppement sur lequel il nous faut à présent nous arrêter pour comprendre l'effet de l'avènement de la télévision sur l'une et l'autre sphère. Nombre d'auteurs notent la difficulté de séparer dorénavant le privé du public parce que la télévision a servi de fer de lance aux projets nationaux d'adhésion et de cohésion initiés d'abord par les pays européens et, par la suite, adoptés très fébrilement et avec conviction par les pays nouvellement indépendants. En parallèle, la sphère privée est de plus en plus considérée dans les études sur la télévision comme quelque chose d'inséparable de la sphère publique. Grâce à l'interface de la télévision, il se produit une relation entre les sphères privée et publique à laquelle s'ajoutent les publics comme médiateurs par excellence. Q.O.: La télévision satellitaire ne fait-elle pas apparaître un enjeu fondamental qui surgit à la jonction du politique et de l'anthropologique ? Comment situez la maison, la famille et la sphère publique lorsqu'il est question de télévision ? R.H.M.: Lorsqu'il s'agit de télévision, la famille est indéniablement au cœur de la question de la médiation. Elle relie la houma à la télévision par satellite non seulement grâce aux discussions que les hommes ont entre eux, mais aussi grâce aux divers échanges que les femmes ont au hammam, au salon de coiffure, au travail, à la maison ou à l'école. Houma et famille ne sont pas des entités séparées l'une de l'autre, notamment grâce aux passeuses, aux femmes. Au contraire, elles fonctionnent de manière concomitante, en particulier en ce qui a trait au grand changement apporté par l'avènement de la télévision par satellite, c'est-à-dire le reflux des hommes dans l'espace des femmes et sa traduction dans une certaine forme d'intimité. Cela dit, ce reflux n'est pas seulement dû à la télévision par satellite, mais trouve quelque explication dans les transformations structurales de la famille et des sociétés maghrébines. Q.O.: Que dire en guise de conclusion sur la critique et les effets néfastes ou salutaires des télévisions satellitaires ? R.H.M.: La critique des individus qui s'appuie sur les télévisions satellitaires est désenclavée, d'où la difficulté de la saisir et de lui donner consistance. Elle opère davantage dans la diffraction que dans «la montée en généralité», mais sans toutefois perdre le juste et le bien comme ligne d'horizon. Elle donne naissance à des publics oppositionnels aux lisières et à l'interface du privé et du public. Cette critique transforme subrepticement les modes de faire et de penser et ouvre sur des espaces naguère inimaginables, et, surtout, elle oblige à penser à ces paysages dits dépolitisés et en creux, et à ces gens supposés pauvres de mots et d'avenir. Oui, la TV via le satellite a provoqué des changements dans les rapports homme-femme et a redéfini des espaces communs, tels que la maison, et de ceux naguère définis comme masculins, tels que la rue et la houma. L'enjeu ici est fondamentalement l'égalité et l'inclusion des femmes dans la sphère publique, et la dynamique mise au jour par la télévision par satellite a sa source ailleurs dans la société et affecte l'ensemble du discours social. Autrement dit, les femmes demeurent, tant dans les discours que dans les mentalités, les garantes de l'ordre national et de l'ordre religieux. La télévision par satellite a généré un monde nouveau et de nouvelles pratiques. Le territoire restreint des télévisions nationales ne permet pas cela. Elle a mis les femmes, surtout celles qui ne sortent pas souvent de chez elles, en relation avec la sphère publique en leur ouvrant de nouveaux horizons. Cela ne signifie pourtant pas que les femmes ont attendu la télévision par satellite pour se conscientiser. Loin s'en faut. 1- La télévision par satellite et la sphère publique au Maghreb. Espace de Résistance, espaces critiques, 2015, Presses Universitaires de Grenoble, 305 pages |
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