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Comme chaque année à la
date du 29 octobre, un rassemblement a lieu à partir de 18 heures devant la
brasserie Lipp à Paris, à la mémoire de Mehdi Ben Barka.
En 2020, la Covid-19 a contrarié la célébration du centenaire de la naissance de Mehdi Ben Barka d'une part, cette commémoration de sa disparition le 29 octobre 1965 à Paris, et il en sera de même probablement, en octobre prochain. Revenons sur la genèse de cette disparition. Il y a 56 ans, l'homme politique marocain et leader tiers-mondiste Mehdi Ben Barka, avait été l'un des fondateurs de ce qu'on avait appelé la Tricontinentale, une organisation regroupant les forces « anti-impérialistes» d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine. Pour s'être opposé aux choix néo-colonialistes et autoritaires du roi Hassan II, Ben Barka sera condamné à mort par contumace. Il se réfugie en France où De Gaulle l'avait reçu personnellement à deux reprises, lors de précédents séjours dans la capitale française. Mehdi Ben Barka devait préparer un film sur la décolonisation, intitulé Basta, pour la Conférence des peuples d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine, la « Tricontinentale », prévue à La Havane en janvier 1966. Hassan II, dont l'hostilité pour l'OUA était légendaire, allait comploter contre Ben Barka pour empêcher cette démarche qu'il n'approuvait pas du tout. Rappelons que le monarque marocain qui avait des visées expansionnistes et rêvait d'un grand Maroc comprenant des territoires algériens y compris Tindouf, ne voulait pas que l'Union Africaine (OUA) d'alors puisse se mêler de ses « affaires » surtout qu'il déclara la guerre à l'Algérie fraîchement indépendante en 1963. On se souvient de sa phrase prémonitoire : « Ce qui se passe à l'OUA depuis des années sont des conférences tam-tam... des conférences de danse de Saint-Guy... je dois être isolé de ce cloaque... pour refaire cette Afrique, parce que l'Afrique est bien mal partie (...). L'OUA a besoin d'un assainissement sur le plan moral » En plus de cette sortie intempestive, Hassan II avait aussi adopté une approche ambigüe au sujet des conflits opposant Israël à certains pays arabes. D'après Yediot Aharonot pour le journal The Times of Israel, il aurait fait enregistrer au profit du Mossad les travaux d'une réunion secrète des dirigeants arabes destinée à évaluer leurs capacités militaires ; enregistrements qui seront déterminants pour Israël lors de la ?guerre des six jours'. Mais revenons à l'affaire de la disparition de Ben Barka. Cette action n'avait pas pu se faire sans l'accord et la complicité des services français le SDECE. Il a été prouvé qu'un piège lui a été tendu pour l'enlever en plein Paris alors qu'il avait eu des garanties que sa sécurité y était garantie. C'était le 29 octobre 1965, à 12h30. Ben Barka est alors interpellé devant la Brasserie Lipp, boulevard Saint-Germain par deux policiers français. Il n'est jamais réapparu. Et le ministre de l'Intérieur marocain, aussitôt prévenu de l'enlèvement, y est arrivé dès le lendemain avec ses agents, en parfaite connaissance des services français et n'en est reparti que cinq jours plus tard. Depuis cinquante-cinq ans, la justice française que la famille de Mehdi Ben Barka avait immédiatement saisie, n'est pas parvenue à désigner les assassins marocains et leurs complices français, et à dire où est le corps de Mehdi Ben Barka. En cinquante-cinq ans, dix juges d'instruction ont été nommés. Leurs efforts se sont heurtés au refus des deux Etats de les laisser procéder aux auditions et à accéder aux documents nécessaires. Apprenant que cette arrestation illégale avait été commise à Paris par des policiers français, le général de Gaulle ? qui devait recevoir Mehdi Ben Barka durant son séjour ? en a été furieux. Furieux que le service secret français du SDECE ait été informé depuis plusieurs mois du projet du roi du Maroc de se saisir de Mehdi Ben Barka sur le sol français, qu'une fois celui-ci enlevé, le 29 octobre, un agent du SDECE en ait immédiatement prévenu le ministre de l'Intérieur, le général Oufkir, chargé d'organiser son assassinat. Quand le général de Gaulle a eu connaissance de ces faits, la France a lancé en janvier 1966 un mandat d'arrêt contre le général Oufkir. Dans sa conférence de presse du 21 février 1966, tout en choisissant de qualifier l'implication française de « vulgaire » et « subalterne », il a clairement tenu le gouvernement marocain pour responsable de la disparition de Ben Barka. Lors des conseils des ministres, de Gaulle a fustigé l'implication des services de la Préfecture de police et du SDECE dans l'enlèvement et pris à partie le ministre de l'Intérieur Roger Frey. Après le mandat d'arrêt international lancé en janvier 1966 contre Oufkir, de Gaulle a demandé qu'il soit démis et jugé, et, comme Hassan II a refusé de le désavouer, il est allé jusqu'à rappeler l'ambassadeur de France au Maroc, en subordonnant la normalisation des relations diplomatiques à la démission et au jugement du ministre de l'Intérieur marocain. Oufkir a été condamné par contumace à Paris le 5 juin 1967, et la crise diplomatique durera aussi longtemps que le général de Gaulle sera au pouvoir. Mais jusqu'à ce jour, de nombreux obstacles se dressent à l'établissement de la vérité sur ce crime d'Etat abject! Depuis cinquante-cinq ans, en France comme au Maroc, la « raison d'Etat » est parvenue à empêcher que la vérité soit dite sur l'enlèvement et l'assassinat de Mehdi Ben Barka. Responsables et complices doivent être enfin désignés. Les incessants obstacles mis, côté français, pendant cinquante-cinq ans, en travers du travail de la justice trahissent à quel point l'importance des complicités françaises est gênante à reconnaître. Ils indiquent que ces complicités dépassent ce que le chef de l'Etat avait choisi de dire lors de sa conférence de presse de février 1966. Depuis cinquante-cinq ans, en effet, l'instruction n'a cessé de se heurter en France au « secret de la Défense nationale ». Aux multiples reprises, l'avocat de la famille Ben Barka, Me Maurice Buttin, a demandé que soient communiquées à la justice les archives du service secret français du SDECE concernant l'affaire. Après des refus catégoriques sous les présidences de Georges Pompidou et Valéry Giscard d'Estaing, l'élection de François Mitterrand ? qui avait pourtant, à l'époque, dénoncé ce crime ? n'a pas fondamentalement changé les choses. Même la ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, à la demande du juge Patrick Ramaël, a théoriquement déclassifié tout le dossier, mais celui-ci avait été expurgé, comme c'est apparu lorsque, ensuite, d'autres pièces, conservées par Pierre Pascal, le collaborateur du ministre de la Défense Pierre Mesmer chargé par le général de Gaulle de suivre l'affaire après février 1966, ont pu être obtenues. On se trouve dans une situation inacceptable où c'est le service secret français du SDECE devenu DGSE, directement impliqué dans la disparition de Mehdi Ben Barka, qui décide quels sont les dossiers que le juge d'instruction peut ou ne peut pas consulter. Cette situation est intolérable dans une démocratie ! Côté marocain, les entraves mises au travail de la justice française ont été pires. Jusqu'à la mort du roi Hassan II et l'avènement de Mohamed VI, à l'été 1999, l'Etat marocain a toujours refusé de le laisser faire son travail. Après quelques velléités de coopération judiciaire entre 1999 et 2003, les commissions rogatoires internationales du juge Ramaël pour entendre des témoins importants n'ont plus été exécutées à partir de 2003, ceux-ci restant membres du système sécuritaire du régime. Quand, le 23 octobre 2007, le juge Ramaël a signé cinq mandats d'arrêt internationaux, dont l'un visait le général Hosni Benslimane, chef de la gendarmerie royale marocaine, il ne le fait qu'après le constat que les commissions rogatoires ont été refusées par les autorités marocaines sous divers prétextes, comme par exemple celui qu'elles ne connaissaient pas l'adresse de ces personnes... Même Israël a refusé d'ouvrir ses archives aux juges français concernant son implication dans l'enlèvement de Mehdi Ben Barka et le soutien logistique apporté par le Mossad aux services marocains. Par contre, le premier secrétaire à l'ambassade de Grande-Bretagne à Paris, Cynlais Morgan Jones, a écrit, le 3 décembre 1965, au premier secrétaire aux Affaires étrangères à Londres, Mlle. Gilllian Gerda Brown : « On sait de source sûre que le complot pour l'enlèvement de Ben Barka a été élaboré à l'origine à Rabat par le service de sécurité marocain et des représentants régionaux du SDECE ». Cinquante-cinq ans plus tard, un onzième juge, Ariane Amson, vient d'être chargé d'instruire l'affaire Ben Barka, la plus longue instruction judiciaire toujours ouverte, et restée entourée d'un halo de mystère estampillé, depuis des décennies, du sceau du secret d'État de part et d'autre de la Méditerranée. Une plainte pour enlèvement et assassinat est toujours en instruction à Paris. La famille de Mehdi Be Barka, ce précurseur de l'indépendance, dénonce la non-coopération des autorités marocaines dans cette affaire. Le problème concerne en particulier l'audition des personnes encore en vie citées dans le dossier, comme le général Hosni Benslimane et Miloud Tounsi, alias Larbi Chtouki, tous deux sous le coup d'un mandat d'arrêt international depuis 2007. Selon l'avocat de la famille Ben Barka, Maurice Buttin, »le général Ben Slimane est toujours en vie... il sait ce qui s'est passé. Miloud Tounsi est aussi toujours en vie. Donc je pense que les Marocains attendent leur mort. Si l'on parle, et que l'on parle complètement, on ne peut pas ne pas remonter jusqu'au roi Hassan II». Du côté français, des policiers ont été mis en cause, des membres des services secrets, ainsi que des truands. Pour la famille Ben Barka, la seule façon de débloquer l'enquête en France est de déclassifier l'ensemble des documents protégés par le « secret défense ». Bachir Ben Barka, fils aîné de l'opposant marocain disparu, garde toutefois espoir que la vérité sera un jour connue. »On se bat depuis 56 ans, ce n'est pas aujourd'hui que l'on va s'arrêter. Nous espérons bien sûr un jour connaître la vérité. Nous espérons que ma mère, un jour, pourra aller se recueillir sur la tombe de son mari», confie-t-il. Cette affaire « n'est pas seulement l'histoire d'un crime politique crapuleux (...) ; elle est une tache d'indignité » qui salit la France et le Maroc, fait valoir le poète marocain Abdellatif Laâbi dans une pétition « Gloire à Mehdi Ben Barka » qui dénonce « l'amnésie organisée autour de sa mémoire par tous ceux qui ont trempé dans son assassinat (rabatteurs, exécutants, commanditaires) » et qui réclame que la vérité triomphe à l'occasion de la célébration du centenaire de sa naissance et de la commémoration de sa disparition, il y a 56 ans. L'heure est à l'amertume, si ce n'est au désespoir, même si la famille Ben Barka n'entend pas lâcher son combat vieux de plus d'un demi-siècle. Lorsqu'en septembre 2018 Emmanuel Macron reconnaît la responsabilité de l'État français dans l'assassinat en 1957 à Alger de Maurice Audin, le militant communiste partisan de l'indépendance de l'Algérie, la famille Ben Barka pense alors que son heure est peut-être enfin venue, que la France acceptera de lever le voile sur ce « scandale d'État » tant la complicité des services de renseignement français - le SDECE à l'époque - semble avérée dans ce crime impuni très probablement commandité par le roi Hassan II. Même si tant d'espoirs ont été douchés, la famille Ben Barka n'entend pas lâcher son combat vieux de plus d'un demi-siècle. Affaire à suivre. |
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